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Parmi les nations qui nous vinrent en aide, il en est deux qui se distinguèrent entre toutes : l’Angleterre, qui se souvint de la confraternité d’armes de Sébastopol et qui fut partout où l’on eut besoin d’elle ; à la porte des villes que la famine réduisait à capituler, elle accumula des vivres, des vêtemens, et poussa le souci de la bienfaisance jusqu’à envoyer des semences à nos cultivateurs dont la guerre avait ravagé les champs, épuisé les réserves et vidé les greniers. La Suisse nous fut hospitalière sans mesure ; on peut dire que les cantons de Genève, de Vaud et de Neuchâtel y devinrent des ambulances où furent accueillis, soignés, choyés les débris de l’armée de l’Est qu’une négligence ou une préoccupation coupable avait laissés en dehors de l’armistice. Ce fut une invasion : 90,000 hommes presque sans souliers, vêtus de toile par 18 degrés de froid, épuisés, affamés, 14,000 chevaux qui, pour nourriture, n’avaient plus que l’écorce des arbres, descendirent pêle-mêle vers cette bonne terre de refuge par les routes des Verrières, des Fourgs et des Rousses. Le marquis de Villeneuve-Bargemon, chef d’une de nos ambulances improvisées, pourrait raconter les misères de cette campagne désespérée et dire les secours de toute sorte que nul en Suisse ne ménagea à nos soldats, qui, trop jeunes pour la plupart, levés en hâte, sans instruction militaire, sans force de résistance contre les rigueurs de l’hiver, contre les marches forcées, contre la faim, tombaient au long des routes, parce qu’ils n’avaient plus la force-de vivre. La confédération helvétique a été admirable ; elle fut en quelque sorte une sœur de charité qui prodigua à nos compatriotes des soins dont la France doit garder une inaltérable gratitude.

Si dans quelques-unes de nos provinces, malgré l’effort des habitans, malgré les secours étrangers, l’œuvre de salut ne put lutter avec avantage contre l’œuvre de destruction, c’est parce que celle-ci fut horrible. Des chiffres le démontreront : 138,871 soldats, dont 11,914 disparus considérés comme décédés, sont morts à l’ennemi, des suites de blessures ou de maladies ; le nombre des blessés, 143,066, a, comme toujours en temps de guerre, été bien moins considérable que celui des malades, qui s’est élevé à 339,421. Les causes qui ont produit tant de maladies sont sinistres et lamentables à rappeler ; les rapports officiels ne les laissent point ignorer : chaussures défectueuses, vêtemens insuffisans[1], Passons ; nous

  1. Voir : Aperçu historique, statistique et clinique sur les services des ambulances et des hôpitaux de la Société française de secours aux blasés des armées de terre et de mer pendant la guerre de 1870-1871, 2 vol. in-4o, 1874, t. Ier, introduction, XXV. — À ce sujet, un journal allemand, dont j’ai négligé de noter le titre et la date, dit : « Les chiffres donnés par le docteur Chenu sur les pertes éprouvées par la France dans la campagne de 1870-1871 ont excité ici d’autant plus d’intérêt que le gouvernement français n’a encore publié aucun chiffre. On suppose que les renseignemens du docteur Chenu ont été puisés à des sources officielles. En comparant les chiffres français à ceux donnés pour l’Allemagne, nous trouvons que la France a eu 139,000 morts et 143,000 blessés, contre 44,000 morts et 127,000 blessés portés sur les listes officielles de l’Allemagne. En ajoutant à ces nombres les 20,000 hommes morts dans Paris et Strasbourg assiégés et les 17,000 prisonniers qui ont succombé en Allemagne à leurs blessures, la perte totale de la France serait donc de plus de 176,000 morts. » Le calcul du journaliste allemand est erroné, car le docteur Chenu compte : morts en captivité en Allemagne, 17,240 ; pendant l’internement en Suisse, 1,701 ; pendant l’internement en Belgique, 124 ; les morts par faits de guerre à Strasbourg et à Paris figurent également dans le total de 138,871.