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lui doivent la vie. Des abus se produisirent que l’on ne put éviter. Si l’on se rappelle cette époque lamentable où régnait l’anarchie, on conviendra qu’il n’en pouvait être autrement : gouvernement à Paris, gouvernement à Tours, puis à Bordeaux; proconsulat dans chaque département, sinon dans chaque arrondissement; incohérence partout, sous prétexte d’énergie révolutionnaire ; auquel entendre, à qui obéir? on ne savait; nul ordre qui ne fût annulé ou modifié par un contre-ordre ; lutte permanente entre l’élément civil et l’élément militaire, calomnies contre les vaincus, défiance envers les adversaires politiques ; de tous côtés on croyait apercevoir des espions, et l’on se figurait que les proclamations valent des armées, que la rhétorique remplace la stratégie. Au milieu de ce désarroi où les autorités détruisaient l’autorité, la Croix rouge, l’emblème sacré de la commisération et de l’humanité, fut prodiguée à tort et à travers et devint la sauvegarde, moins de ceux qui voulaient secourir les blessés que de ceux qui cherchaient à se soustraire au combat.

Le signe protecteur qui aurait dû n’être donné, à bon escient, que par les directeurs de comité, fut distribué selon la fantaisie des préfets, des sous-préfets et des maires; pour beaucoup d’hommes jeunes et vigoureux, le brassard de l’infirmier tint lieu de l’arme du soldat. Dès que les approches de l’ennemi étaient redoutées, l’étendard de la convention de Genève était hissé sur les châteaux, sur les maisons de campagne. On l’arborait sans autorisation, et l’on s’attribuait des immunités qui eussent pu devenir un péril pour la défense. De tels abus sont inhérens aux choses humaines; l’unité et la fermeté de la direction peuvent seules y mettre un terme; or, cette direction, le conseil central était dans l’impossibilité matérielle de l’exercer; aussi nulle responsabilité ne peut lui incomber. Le personnel ne fut pas irréprochable ; mais on avait été saisi et emporté par les événemens avec une telle rapidité, que l’on avait dû se recruter à la hâte, presque au hasard, pour faire face à des obligations que l’urgence rendait implacables. Si des infirmiers, accueillis sans discernement, parce que l’on n’avait pas eu le loisir de soumettre leur passé à une enquête, ont apporté dans les ambulances des habitudes d’ivrognerie, d’indiscipline et de paresse, combien, en revanche, imitant les frères de la doctrine chrétienne, ont fait acte de présence sur les champs de bataille et ont payé leur dévoûment de leur existence! Les défauts que l’on peut, si l’on est sévère, reprocher au personnel inférieur de la Société de secours, ne sont que le résultat de la précipitation avec laquelle on fut condamné à agir. Dans ces circonstances détestables, on a fait ce que l’on a pu et plus même que l’on n’aurait cru pouvoir faire.