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en actes, plus tôt ou plus tard, par des voies que nous ne savons point. L’objet de la littérature n’est pas plus en elle-même que celui de l’éloquence ne consiste à nous gargariser des belles choses que nous disons. Et ce n’est pas enfin l’homme qui est fait pour l’art, c’est l’art qui est fait pour l’homme; — Et par ce mot j’entends aussi la femme, comme disait M. de Loménie.

Notez que c’est pour cette raison que l’effort des Symbolistes ne sera pas peut-être entièrement perdu. Vers le milieu du siècle dernier, lorsque le pittoresque commença de s’introduire dans la littérature, on en poussa des cris dont vous retrouverez l’écho dans les Lettres sur la Nouvelle Héloïse, de Voltaire, ou dans la légendaire critique d’Atala, de l’abbé Morellet. Je serai franc, et si j’avais été là, ces cris, je les aurais poussés. Cela n’empêche pas que le goût au pittoresque ait continué d’étendre ses conquêtes ; que le mérite essentiel de la forme, qui était dans le dessin, soit insensiblement passé dans la couleur; et qu’après tout, quelques idées au moins ou quelques sentimens, et toutes les sensations que ne pouvait nous procurer le style de Morellet ou celui de Voltaire, le style de Chateaubriand nous les donne. Au détriment, il est vrai, de quelques-unes de ses qualités, la langue en a donc acquis d’autres ; et trop de grandes œuvres, depuis lors, ont consacré l’acquisition pour qu’elle ne soit pas durable. La même fortune est-elle réservée aux Symbolistes ou aux Décadens qu’aux romantiques, et je puis bien dire aux naturalistes? Je ne le crois pas, pour diverses raisons que j’ai données, et auxquelles j’en pourrais ajouter plusieurs autres, comme celles-ci: qu’on les attend toujours à la preuve de leurs théories, par le chef-d’œuvre, ou encore qu’il y a certainement une limite à la plasticité des langues, et que les romantiques et les naturalistes l’ont déjà dépassée. Mais enfin, en pareille matière, il est toujours prudent de réserver l’avenir. C’est seulement ce que je ferais avec plus de confiance, il faut l’avouer en terminant, si j’avais pu reconnaître, à ces messieurs du Décadentisme, un peu plus de talent. Puissent-ils me donner bientôt le démenti de cette conclusion !


F. BRUNETIERE.