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de la reine Victoria. En 1886, un de nos plus savans professeurs du collège de France, M. James Darmesteter, grand orientaliste et fin observateur, qui a beaucoup d’exactitude dans l’esprit et d’imagination dans le style, est allé passer sept mois à Pechawer, cette ville frontière, capitale de l’Afghanistan britannique, et il a raconté dans des lettres aussi agréables qu’instructives tout ce qu’il avait vu et tout ce qu’on lui avait dit[1],

Les Afghans de la reine sont les plus civilisés des Pouchtoun ; ils ne labourent plus avec le fusil en bandoulière, et ils consentent quelquefois à aller en justice. Ce sont des médailles frustes, dont la légende est à moitié effacée. Mais la population flottante de Pechawer se recrute parmi les Afghans de delà la frontière, et surtout parmi les Afridis, qui sont des médailles à fleur de coin. L’Afghan est un montagnard dont le territoire est traversé par la seule route qui mette l’Asie centrale en communication avec le pays le plus riche du monde. Comme tous les peuples montagnards, il est robuste, courageux, jaloux de ses droits et de son indépendance ; mais à force de voir passer des caravanes, il a appris à vivre aux dépens d’autrui. On peut définir le véritable Afghan, et l’Afridi en particulier, un brigand qui a acquis l’esprit commercial. Démontrez-lui qu’il peut s’enrichir sans détrousser les voyageurs et les marchands, il entendra raison, quoique, à vrai dire, il aime mieux prendre que recevoir ; mais la sagesse consiste à préférer ses intérêts à ses goûts. — « Voyez-vous ces Afridis ? disait un jour à M. Darmesteter le révérend Corbyn, en lui montrant trois grands hommes barbus, marchant à grands pas. — À quoi les reconnaissez-vous pour Afridis ? — Ils vont jetant les yeux à droite et à gauche et la main à demi fermée ; c’est l’effet de leur habitude de happer au passage tout ce qui est bon à prendre. »

Les Afridis, comme le remarque M. Darmesteter, sont des gens bien logés. Ils occupent la passe de Khaiber, et toutes les caravanes qui se rendent de Caboul dans l’Inde étant obligées de passer par Khaiber, ces douaniers sans mandat les contraignaient à se racheter du pillage en espèces sonnantes. Ce sont de terribles gens que ces Afridis. « Nadir-Chah, qui de la conquête de la Perse marchait au pillage de l’Inde, fut arrêté un mois dans les passes et dut en frémissant acheter à prix d’or le laisser-passer de cette poignée de sauvages. Les Anglais, en 1842, plus regardans, eurent à regretter amèrement les économies de M. Mac-Naghten : ils les payèrent avec le sang de 15,000 hommes. En 1879, mieux avisés, ils payèrent sans regarder et s’en trouvèrent bien. » Après la guerre, il leur vint une bonne idée ; ils proposèrent aux Afridis de faire la police du défilé aux frais de l’Angleterre. Les

  1. Lettres sur l’Inde. À la frontière afghane, par James Darmesteter. Paris, 1888 ; Alphonse Lemerre.