Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/209

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Balkh ou de l’ancienne Bactres, on apprit qu’avant de pousser plus loin, il fallait attendre la décision du chef de frontière. Il arriva bientôt, et, selon l’usage, il dit: « Considérez ce pays comme le vôtre, et demandez-moi tout ce qui peut vous être agréable; je suis votre esclave. » Il disait aussi : « j’écrirai à Issa-Khan, beg de Mazari-Chérif, et Issa-Khan, beg de Mazari, écrira à Caboul. Encore un coup, la terre d’Afghanistan est à vous. L’émir expédie vite les affaires ; avant peu, il enverra l’ordre de vous montrer non-seulement Balkh, mais toutes les nombreuses curiosités de notre pays. »

Les trois Français passaient par des alternatives d’espérance et de découragement. Pour abréger leurs longues journées, ils se procuraient des distractions, chassaient un peu, questionnaient beaucoup. Ils faisaient raconter son histoire à un pauvre diable qui était venu à Chour-Tepé servir trois ans son oncle, dans l’espérance d’obtenir sa cousine en mariage : au bout de deux ans, sa passion s’étant refroidie, il avait rompu le marché et, pour le ramener à de meilleurs sentimens, on l’avait mis aux fers. Dans ce même caravansérail se trouvait un épileptique, un possédé, nommé Dadali. L’exorciste s’appliquait à le délivrer de l’esprit malin, en lui frottant le nez avec un oignon et en lui cinglant les épaules de grands coups de fouet. Dans ses convulsions, ce possédé s’écriait: « Nous avons pris des hommes qui ne sont pas de notre pays. Nous tuerons les trois infidèles, après les avoir bâtonnés, et nous porterons leurs têtes à l’émir Abdoul-Rahman, qui nous donnera beaucoup de roupies. »

Quand il était las d’écouter Dadali et ses réjouissantes prophéties, M. Bonvalot s’entretenait avec des marchands de passage qui avaient traversé Caboul et la passe de Bamiane, ou avec un Arabe efflanqué, lequel se rendait à Kachgar, poussé par le désir de voir la Chine et ses merveilles. Il constatait, en conversant avec son Arabe, que si les Européens voyagent dans l’Asie centrale pour étudier sur place l’histoire de Tamerlan ou pour en rapporter des fossiles et des herbiers, le pèlerin oriental court le monde pour le seul plaisir de sortir de chez lui. Un jour, il se sent pris d’ennui, d’une mélancolie profonde, du mal de l’inconnu, et il s’en va visiter les lieux saints comme nos touristes vont en Suisse: « Il passe sur les grands chemins des années entières, retenu ici par la misère, là par le bien-être, ailleurs par une affection. Il grisonne le bâton à la main. Son bonheur sera de partir, et il repart avec la première caravane qui traverse le pays, comme ces oiseaux voyageurs jetés par les ouragans sur les terres éloignées y séjournent jusqu’à ce qu’un jour ils voient dans les airs une bande d’émigrans à qui ils se joignent sans savoir au juste où ils vont; l’important pour eux est de changer de place. »

Quoi qu’on fût prisonniers et fort anxieux, on trouvait moyen de s’égayer à Chour-Tepé, et les Afghans, pour qui cette gaîté était chose