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Il y a soixante ans, on pouvait à la rigueur visiter leur pays, ils souffraient qu’on se promenât chez eux ; mais quand on a de puissans et dangereux voisins, on ferme sa maison. Depuis que les Anglais, mal conseillés, leur avaient cherché de sanglantes querelles, ils gardaient à carreau leur frontière de l’est ; depuis que les Russes sont à Merv, ils gardent avec autant de soin leur frontière du nord. À tout Européen qui se présente, ils commencent par dire : « Notre pays est à vous ; attendez seulement les ordres de l’émir. » L’Européen attend, et après qu’il a attendu, on le met à la porte, en lui disant : « Qu’on ne vous y reprenne pas ! Une seconde fois nous serions moins indulgens. » C’est une expérience qu’a faite récemment d’un de nos plus vaillans et aventureux voyageurs, M. Bonvalot, avec ses deux compagnons, le très habile dessinateur M. Pépin et le savant botaniste M. Capus. M. Bonvalot se flattait de se rendre aux Indes par l’Afghanistan. Les lecteurs de la Revue savent déjà qu’il n’y réussit point. Il leur a raconté qu’obligé de retourner sur ses pas, il en fut réduit à entrer dans l’Inde par le Pamir, « ce toit du monde, » à cheminer durant près de trois mois sur des plateaux glacés de 10,000 pieds d’altitude, à escalader des cols fameux par leurs tempêtes de neige et réputés infranchissables. On trouvera dans un beau livre, qui paraîtra dans quelques jours, le récit circonstancié et illustré de sa tentative pour pénétrer dans l’Afghanistan et de sa déconvenue[1].

Lorsqu’il était encore en Perse, un incident lui avait prouvé combien il est difficile d’entrer dans la maison bien gardée des Pouchtoun. Il avait vu arriver à Nazerabad deux touristes déconfits, l’un très grand, l’autre de taille moyenne, qui tous deux avaient trouvé porte close et retournaient en Europe par le Caucase. Le premier était un correspondant du Standard, le second un vélocipédiste américain, condamné à porter plus d’une fois sa voiture sur son dos pour se rendre à Asterabad par une route coupée de canaux ; il se consolait de sa disgrâce en se promettant de s’embarquer avant peu pour Bombay « et de vélocipéder à travers l’Inde : » Cinq mois plus tard, M. Bonvalot, s’étant rendu de Mesched à Samarcande et de Samarcande étant revenu sur les bords de l’Oxus ou Amou, s’apprêtait à le franchir. Les muletiers arabes et le mirza turcoman qui l’accompagnaient le suppliaient de ne pas tenter l’aventure : « Les Afghans, disaient-ils, sont les plus méchans des hommes, ils sont inhospitaliers, menteurs ; ils promettent du miel et donnent du poison. N’aller pas, n’allez pas, il y va de votre vie ! » Le pauvre mirza était pâle comme un mort ? mais son beg lui avait ordonné d’aller, et s’il craignait les Afghans, il craignait encore plus son beg.

L’Oxus fut traversé ; mais à peine arrivait-on à Chow-Tepé, près de

  1. Aux Indes par terre à travers le Pamir ; E. Plon, Nourrit et Cie.