Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/206

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il ne s’en tint pas à la théorie. Il débuta par s’alléger de ses capitaux accumulés. Tout d’abord, il donna 250 francs à toutes les veuves et vieilles filles qu’il put découvrir dans l’état de New-York. Chaque année, il distribuait d’ordinaire 100,000 dollars en charité; pour aller plus vite, nous dit M. Frothingham, il signa par anticipation de nombreux chèques où il n’avait plus qu’à inscrire le nom du donataire, et il les distribuait à tout venant. Quant à ses terres, il fit mieux encore. Après la guerre de sécession, il distribua trois mille fermes, variant en superficie de 15 à 75 acres chacune, à autant de victimes des troubles civils.

Gerrit Smith mourut en 1874, après s’être ainsi débarrassé de la plus grande partie de son énorme fortune. Toute sa vie il se lamenta, lui aussi, du lourd fardeau qui pesait sur ses épaules, de l’impuissance où il était de vivre suivant ses goûts, de voyager, de se soustraire aux soucis des affaires. Ce sont les hommes comme son père et lui, comme John-Jacob Astor et William Astor, qui ont, avec les Vanderbilt, les Stewart et tant d’autres dont les noms sont moins connus parce que les circonstances ne les ont pas mis au premier rang, porté haut leur fortune et celle de leur pays, colonisé les États-Unis, et, pionniers de la civilisation, frayé la voie dans laquelle leurs successeurs se sont engagés.

En 1878, un homme d’état demandait à un homme de guerre, M. de Moltke, lesquels, selon lui, l’emporteraient, des Russes ou des Turcs, dans la lutte alors imminente ; et M. de Moltke de répondre qu’il croyait au succès des premiers, à la condition toutefois, ajoutait-il avec une caractéristique réserve, d’avoir de leur côté le dernier des quatre facteurs indispensables de tout succès humain, ce qu’il appelait les quatre G. Il entendait par là : Geld, Genie, Geduld und Glück, l’or, le talent, la ténacité et la chance.

La part de ce dernier facteur, nié par les uns, qui l’estiment une conséquence inéluctable des trois premiers, affirmé par les autres, qui volontiers le mettraient au premier rang, représente l’élément qui échappe à tout contrôle comme à toute prévision, l’accident imprévu qui, déconcertant en apparence les plus savans calculs, favorise les plus hasardeux. Nous avons marqué, dans ces études, le rôle qui lui revient dans l’édification des grandes fortunes, rôle dont l’importance va toutefois décroissant à mesure que la marche de la civilisation restreint de plus en plus la part du hasard dans les choses de ce monde.


C. DE VARIGNY.