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ses négocians qui ont le plus vile et le mieux su triompher des difficultés de la misère, sortir de la foule, conquérir cette large in- dépendance sans laquelle la vie politique n’est, pour la plupart de ceux qui s’y consacrent exclusivement, qu’une lutte incessante entre les principes et les intérêts, l’écueil sur lequel viennent se briser les convictions les plus sincères au début, les caractères les mieux trempés en apparence. Si l’indépendance est la condition première du journaliste, elle l’est tout autant de celui qui aspire à gouverner les hommes, à faire triompher ses idées, et que les vicissitudes de la vie politique mettent fréquemment dans la nécessité d’opter entre ses intérêts et ses convictions. Celui-là est à plaindre que le besoin d’un traitement contraint à capituler, à prêter son concours à des mesures que condamne sa conscience et à demander à des sophismes usés l’excuse de ses défaillances civiles.

Sur la place publique de la ville de Bradford se dresse une statue de marbre de Richard Cobden, portant pour toute inscription son nom et ces mots, qui résument les idées auxquelles il voua sa vie : « Libre échange. — Paix et bonne volonté entre tous les peuples. » Il fut en effet l’apôtre du libre échange et de la paix. On peut différer d’opinion avec lui, traiter d’utopies généreuses ses aspirations passionnées : on ne saurait contester sa sincérité, son entière bonne foi, son dévoûment à sa cause. Il la servit de tout son cœur, de toute son intelligence et de sa fortune, plaçant haut son idéal. Il rêvait un millénium peut-être, un âge d’or pour l’humanité ; il y tendait de toutes ses forces ; s’il ne l’atteignit pas, il en réalisa du moins une partie, et son plus bel éloge est dans ce mot que les ouvriers anglais répètent encore quand son nom est prononcé : «C’est à Cobden que nous devons d’avoir le pain à bon marché. » Les circonstances firent de Cobden un simple marchand de calicot ; son cœur, son génie, son éloquence, firent de lui l’heureux rival de sir Robert Peel, le chef incontesté et l’orateur puissant d’un grand parti qu’il conduisit à la victoire.

Son père était fermier, exploitant son propre champ. Il appartenait à cette classe de cultivateurs indépendans, chaque jour moins nombreux en Angleterre, où la culture moyenne diminue, absorbée par les grands propriétaires. Il possédait neuf enfans et mourut à la peine, écrasé par un fardeau trop lourd. Richard Cobden dut gagner sa vie et loua ses services comme gardien de trou- peaux à un fermier du duc de Richmond. Une singulière destinée rapprochait ainsi au début de sa carrière le chef futur du parti libre-échangiste et le grand seigneur inféodé aux idées protectionnistes qu’il personnifiait à la chambre des pairs. Il s’instruisit lui-même,