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accroissement graduel des loisirs et du salaire des masses, doivent se traduire, soit par une augmentation de bien-être, soit par une augmentation de population. C’est le cas pour les pays civilisés. Et ici intervient un nouveau facteur : la tendance de la race, son génie propre, qui la font incliner de préférence vers l’une ou l’autre de ces deux conséquences. Aussi voyons-nous la race anglo-saxonne et la race germanique multiplier dans une proportion rapide, et la race latine, la France notamment, accroître de très peu sa population et accroître au contraire le confort et le luxe, développés, propagés, non plus seulement parmi les classes riches et aisées, mais dans les classes ouvrières.

Aux gains énormes de quelques-uns succèdent les gains modérés et réguliers d’un grand nombre. Les premiers sont le fait d’une époque de transformation ; ils sont aussi, avons-nous dit, l’apanage d’une industrie privilégiée, possédant un monopole de fait ou de droit; or ces monopoles deviennent de plus en plus rares. Outre qu’ils vont à l’encontre des tendances égalitaires de notre siècle, l’état se les approprie là où l’intérêt général semble en autoriser le maintien. Restent les brevets d’invention, mais leur période d’exploitation est strictement limitée d’une part, et de l’autre les brevets de perfectionnement n’en laissent pas longtemps la propriété temporaire à l’inventeur. « Archimède, s’écriait Proudhon serait obligé, s’il vivait de nos jours, de racheter le droit de se servir de sa vis. » Enfin, par suite de l’âpreté de la lutte, toute industrie nouvelle, tant soit peu lucrative, voit aussitôt surgir des imitateurs, des concurrens, acharnés à attirer à eux les bénéfices qu’elle donne. « On admet en général, écrit M. Paul Leroy-Beaulieu, que sur 100 industriels, 20 disparaissent presque aussitôt, dès la première ou la seconde année, renonçant à des occupations qui leur apportent des déceptions promptes ; 50 ou 60 végètent, c’est-à-dire restent à peu près dans la position où ils étaient, et 10 ou 15, au plus, ont un plein succès[1]. »

Dans les carrières dites libérales, envahies, elles aussi, par une foule d’hommes jeunes, actifs et instruits, il en va de même. L’éminent économiste que nous venons de citer estime qu’il n’y a probablement pas en France cinquante avocats qui gagnent 50,000 fr. par an, et peut-être pas cent qui en gagnent régulièrement 30,000. Un examen attentif des autres professions donnerait des résultats analogues, à la grande surprise de ceux, et ils sont la majorité, qu’une invincible tendance à l’exagération, le manque d’expérience et de sens critique, poussent invariablement à enfler les chiffres. Rien n’est plus ordinaire que de les entendre, l’esprit frappé par quelque

  1. Essai sur la répartition des richesses, p. 304.