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quel sens? C’est ce qu’il est malaisé de dire, et, là-dessus, la discussion est ouverte : il y a un inconnu terrible au fond de ce problème de psychologie militaire ; mais il est incontestable que l’invisibilité du tir modifie les conditions de la lutte, comme la mobilité des caractères a modifié celles de l’imprimerie, ou comme l’idée des condensateurs a transformé la machine à vapeur.

La métamorphose s’opérera, bien entendu, au profit de celui qui l’a provoquée ; il serait malheureux que l’invention d’un Français, et d’un bon Français, M. L’ingénieur Vieille, du service national des poudres et salpêtres, se tournât contre la France ou pût être tournée contre elle. L’Allemagne se venge de notre supériorité par des considérations sentimentales. Ses journaux officieux insinuent qu’avec la poudre sans fumée, c’en est fini de la guerre chevaleresque et courtoise d’autrefois. On ne se battra plus, on s’assassinera. Des coups de feu qu’on ne voit pas et qu’on n’entend guère, peut-on imaginer rien de plus traître? De la loyauté du duel on va passer aux perfidies du guet-apens!.. Ce dépit est amusant. Il est, d’ailleurs, fort légitime, émanant de gens qui connaissent bien la guerre, qui connaissent admirablement le cœur du soldat, et qui ne peuvent s’empêcher de reconnaître l’émoi que provoquera sur le champ de bataille l’arrivée de projectiles venant on ne sait d’où. Cette incertitude causera une indicible angoisse, car l’effet moral est ce qu’il y a de plus poignant à la guerre. On le sait bien dans le pays qui a rais si fort en honneur les mouvemens tournans, c’est-à dire une opération stratégique dont la principale action réside dans l’effroi qu’elle cause et dans son inattendu, plus que dans les résultats matériels qu’elle est capable de produire la plupart du temps. Oui, nos canons lanceront silencieusement la mort ; oui, ils resteront invisibles. Mais avouez que si les vôtres font tant de bruit, et s’ils ont l’imprudence de montrer la place qu’ils occupent par la famée dont ils se couvrent, ce n’est pas par chevalerie et par esprit de bravade fanfaronne : c’est tout simplement parce que vous n’avez pu faire autrement. Ils sont trop verts !... Lorsque vous avez voulu revêtir d’acier les balles de plomb de vos fusils, vous avez proclamé des intentions philanthropiques. Les blessures faites par ces projectiles, disiez-vous, sont plus nettes, moins cruelles. Du jour où nous avons adopté cette disposition, dont vous n’avez pas voulu, ce n’est plus des considérations humanitaires que vous avez invoquées. Vous avez simplement dit qu’avec la formidable vitesse initiale des balles actuelles, le plomb se serait déchiré, et qu’il fallait rendre sa surface moins molle en l’enveloppant d’un métal plus ferme. Ainsi le point de vue change avec les circonstances. Aussi bien avez-vous raison de consoler vos lecteurs, en