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une importance considérable. Le public hausse peut-être les épaules en écoutant les militaires discuter gravement et chaudement les mérites comparés du brodequin et du « godillot. » Il lui semble entendre disserter sur la façon de manger les œufs : est-ce par le gros bout ou par le petit qu’il faut les casser? Le bouton de guêtre est un infime objet, peu digne sans doute d’occuper l’esprit de gens intelligens. Pourtant, comme les grands effets procèdent souvent de bien petites causes, ceux qui ont souci de l’avenir du pays ne craignent pas de descendre jusqu’à de pareilles misères, et on ne considère pas comme un mince progrès, dans l’artillerie, d’avoir des coffres qui peuvent porter cinq servans au lieu de trois et dont on n’a plus besoin de lever le couvercle pour y prendre les charges. Aussi bien les gargousses sont-elles devenues si longues et les projectiles si lourds, qu’il serait fort malaisé et très fatigant d’avoir à les soulever. Il n’est déjà pas si commode d’avoir à les tirer à soi.

Les obus actuels sont excellens. Ceux qu’on avait fabriqués au début, en 1877, laissaient fort à désirer. On avait voulu qu’ils fussent à deux fins : à la fois destructeurs et meurtriers, de façon à ce qu’on pût les employer tant contre le personnel que contre le matériel. Pour tuer des hommes, les blesser, les mettre hors de combat ou même simplement les démoraliser, on cherche à produire une grêle de petits éclats, ne fussent-ils pas plus gros que des noisettes, et point n’est besoin de leur donner une vitesse considérable. Pour s’enfoncer dans un épaulement et le bouleverser, pour endommager des affûts métalliques ou briser des jantes et des rais de roues, il faut d’assez volumineux fragmens de fonte, projetés avec force et possédant une puissance de pénétration respectable. Les deux conditions sont donc contradictoires, et on n’a de ressource qu’en sacrifiant à l’une sans satisfaire à l’autre, à moins de ne satisfaire ni à l’une ni à l’autre. On avait adopté, pour la destruction des obstacles, des obus contenant beaucoup de poudre, mais donnant peu d’éclats; contre le personnel, il y en avait d’autres remplis de balles (ce qui ne laissait de place que pour peu de poudre). On avait bien cherché un terme moyen : l’obus à double paroi présentait à l’intérieur un vide capable de renfermer une charge assez forte d’explosif, et sa fragmentation en un grand nombre de petits morceaux était assurée par des lignes de rupture tracées dans l’épaisseur du métal. Mais il fallut bientôt abandonner ce projectile compliqué, et qui s’acquittait médiocrement du double rôle dont on l’avait chargé. L’obus à balles était assez meurtrier, l’obus ordinaire ne l’était pour ainsi dire pas. Du jour où on eut réalisé un projectile qui l’est à un haut degré, on l’adopta à l’exclusion de tout autre. Lancer sur une batterie comme