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femmes, avec leurs camails semés d’yeux, avec leurs manches pagodes retombant jusqu’à terre droites et symétriques de chaque côté du corps, semblent de grandes et merveilleuses phalènes crépusculaires à tête noire, qui s’en iraient tout debout, les ailes pendantes, les ailes au repos...

L’orchestre achève maintenant l’hymne japonais qu’elles sont trop loin pour entendre, et, sans transition, presque sans arrêt, commence un air sautillant du Petit Duc qui tombe en douche moqueuse sur cette fin de fête, qui sonne ironiquement le réveil après le rêve. C’est aussi le signal d’une détente générale : tout le monde, à cet air-là, élève la voix en causeries quelconques longtemps retenues; entre hommes maintenant, princes japonais ou diplomates européens, on met au pillage le buffet, redemandant de tout. Et les lestes petits valets à gilet rouge apportent à profusion ce que l’on veut, champagne, glaces ou liqueurs ; font même circuler à présent d’excellens cigares, qu’on allume en fredonnant malgré soi la ritournelle émoustillée de l’orchestre...

... Quand je serai de retour dans mon pays, j’écrirai quelque part combien je l’ai trouvée exquise, cette impératrice. Peut-être, qui sait, mon hommage lui reviendra-t-il longtemps après, à travers les mers, traduit par Mlle Nihéma qui lit sans doute nos revues françaises. Et je veux qu’elle reçoive en même temps ma respectueuse protestation d’artiste contre ce projet qu’on lui prête d’abandonner son costume de déesse, — avec lequel disparaîtra tout son singulier prestige. Ce sera, du reste, le seul moyen que j’aurai de faire pénétrer jusqu’à elle une de mes pensées...

... Ils sont bien beaux, à cette heure ici, les jardins d’Akasaba; ils ont quelque chose de magique, à travers la brume rosée du crépuscule, ainsi éclairés avec de grandes oppositions d’ombre et de lumière. Dans des bas-fonds obscurs, des kiosques qu’on aperçoit enfouis sous des cèdres, prennent des aspects de petites demeures surnaturelles, et dans les parties encore claires, sur les hauteurs, les arbustes à feuillages rouges et les arbustes à feuillages violets exagèrent leurs teintes, jusqu’à la complète invraisemblance des paysages peints.

Puis voici que tout à coup le soleil, promenant un dernier rayon oblique dans ce lointain assombri où l’impératrice est déjà rendue, rencontre encore une fois son petit cortège et l’illumine en plein d’une lueur absolument pourprée. — C’est l’adieu par exemple ; aussitôt, tout s’éteint ; puis, à un tournant, sous les grands arbres, déjà dans le noir, le cortège disparaît — pour jamais.

Et c’est aussi un lambeau du vrai Japon qui vient de s’évanouir là, à ce tournant de chemin, qui vient d’entrer dans l’éternelle nuit