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mémoire était si précis, si concluant, que, pour se mettre à l’abri d’un monopole ruineux, ils s’empressèrent, sans plus tarder, de traiter avec Bessemer et de lui payer une certaine somme pour s’assurer le droit d’utiliser et d’exploiter sa découverte. En peu de jours, Henry Bessemer reçut ainsi 27,000 liv. sterl. (675,000 fr.).

Ce marché conclu, on se mit partout à fabriquer, mais on ne tarda pas à constater que le procédé de Bessemer, tel qu’il existait alors, ne s’adaptait qu’à certaines qualités de fontes provenant de minerais particuliers. Les insuccès furent nombreux ; plus nombreuses encore les récriminations, et au premier mouvement d’enthousiasme succéda une réaction violente. La presse s’en fit l’écho, et l’invention de Bessemer fut qualifiée de « météore brillant qui, après avoir un instant ébloui le monde métallurgique, s’évanouissait dans l’espace sans laisser de traces. »

Le coup était rude. Peu d’inventeurs y auraient résisté, mais Bessemer était convaincu qu’il ne se trompait pas. Un dernier problème s’imposait à lui, il le résoudrait ; problème chimique, exigeant de sa part de nouvelles études et de laborieux efforts. Cette fois, ses meilleurs amis, ses partisans les plus déclarés l’abandonnèrent, entraînés par le courant de l’opinion publique. Seuls, sa femme et son associé lui demeurèrent fidèles. De nouveaux sacrifices d’argent étaient nécessaires ; on les ferait. Et on les fit. Vainement ceux qui s’intéressaient encore à lui suppliaient l’inventeur, acharné à ses recherches, de renoncer à tenter l’impossible, de ne pas entraîner dans une ruine imminente, dans un irréparable désastre, sa femme et son ami ; à toutes les sollicitations il répondit qu’il était assuré du succès, et, appuyé sur ces deux affections solides, il suivit sa voie.

Ce n’était pas un mirage qui le leurrait. Il touchait au but. Il réussissait enfin à produire, au prix de 7 livres sterling la tonne, de l’acier valant 50 à 60 livres sterling, et envoyait à MM. Galloway, de Manchester, les résultats de sa fonte. On les remit aux ouvriers, qui, pendant deux mois, en firent usage sans soupçonner qu’on leur eût livré un acier nouveau.

Mis en garde par une première déception, on s’entêta alors à nier l’évidence, et aucun des grands manufacturiers de Sheffield ne consentit à traiter avec lui. Ils se bornèrent à lui offrir une somme dérisoire, une fois payée, pour son invention, sans même s’engager à l’utiliser. Bessemer avait pressenti ce mauvais vouloir ; épuisant ses dernières ressources, faisant argent de tout, il créa à Sheffield une fabrique d’acier, et, dès le début, réalisa des bénéfices en livrant à 10 et 15 livres sterling au-dessous des prix courans l’acier de première qualité. Ces bénéfices, il les employa à agrandir