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spéculateurs qui risquent leurs capitaux pour quelque grande entreprise. « Il n’y a donc, dans le danger couru pour l’intérêt de quelqu’un (le mien ou celui d’autrui), rien de contraire aux instincts profonds et aux lois de la vie. Loin de là, s’exposer au danger est quelque chose de normal chez un individu bien constitué moralement ; s’y exposer pour autrui, ce n’est que faire un pas de plus dans la même voie. Le dévouement rentre, par ce côté, dans les lois générales de la vie, auquel il paraissait tout d’abord échapper entièrement. Le péril affronté pour soi ou pour autrui, — intrépidité ou dévouement, — n’est pas une pure négation du moi et de la vie personnelle : c’est cette vie même portée jusqu’au sublime. » Lorsqu’on a accepté le risque, on a aussi accepté la mort possible. En toute loterie, il faut prendre les mauvais numéros comme les autres. « La nécessité du sacrifice, dans bien des cas, est un mauvais numéro ; on le tire pourtant, on le place sur son front, non sans quelque fierté, et on part. Le devoir à l’état aigu fait partie des événemens tragiques qui fondent sur la vie. » Celui qui voit venir la mort dans ces circonstances se sent pour ainsi dire lié à elle : tels sont le soldat, le marin, le médecin, tous ceux que lie une obligation professionnelle, tous les « captifs du devoir. »

On ne saurait méconnaître ce qu’il y a à la fois de neuf et de vrai dans cette analyse de l’amour du risque. Ce sentiment est une forme nouvelle de la fécondité et de la générosité qui, selon M. Guyau, sont inhérentes à la vie même dès que son intensité la porte à se répandre. » Ceci accordé, il faut bien convenir que ce dernier équivalent de la moralité est, par sa définition même, le plus aléatoire de tous. Sans doute, il y aura toujours quelque fascination exercée par une grande entreprise à laquelle se mêle un élément d’incertitude ; mais, M. Guyau nous l’a montré, la société à venir sera réfléchie, raisonneuse, surtout si l’esprit positif se répand de plus en plus ; or la réflexion, ici plus que jamais, se retournera contre l’instinct entreprenant.

Enfin, comment obtenir le dévoûment dans les cas où l’agent moral est placé non plus en lace du simple risque, mais devant la certitude du sacrifice définitif ? — « Il faudrait pour cela, dit M. Guyau, trouver quelque chose de plus précieux que la vie ; or, empiriquement, il n’y a rien de plus précieux ; cette chose-là n’a pas de commune mesure avec tout le reste ; le reste la suppose et lui emprunte sa valeur. » De là l’auteur conclut que, « dans certains cas extrêmes, — très rares d’ailleurs, — le problème moral n’a pas de solution rationnelle et scientifique. » Dans ces cas où la morale scientifique est impuissante, elle ne peut que « laisser toute spontanéité à l’individu[1]. » La société se défendra comme elle

  1. Esquisse d’une morale, p. 218.