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adventices. M. Spencer regardait trop les choses du dehors, ne voyait dans les instincts désintéressés qu’un produit de la société, une empreinte passivement reçue du commerce avec nos semblables et fixée peu à peu par l’hérédité. La collection, dit M. Guyau, n’aurait pas réussi à faire éclore des sentimens et des idées qui n’auraient pas été déjà en germe chez l’individu. « Il y a donc, au sein même de la vie individuelle, une évolution correspondant à l’évolution de la vie sociale et qui la rend possible, qui en est la cause au lieu d’en être le résultat. »

Cette correction est certainement de la plus haute importance, puisqu’elle aboutit à représenter la vie comme généreuse par essence, et non plus par accident, comme dans l’école anglaise contemporaine. Ce qui est accidentel et extérieur, ce qui résulte des circonstances défavorables du milieu, c’est précisément l’égoïsme : il peut donc disparaître progressivement par la conscience même que la vie prendra de sa vraie nature et par la domination progressive que cette conscience exercera sur le milieu extérieur.

Puisque l’accroissement de la vie au dedans et son élargissement au dehors est la seule règle possible de conduite dans la doctrine de l’évolution, que deviendra l’idée de l’obligation morale si la science des mœurs élimine de son sein toute notion métaphysique ? L’obligation proprement dite sera évidemment impossible : il faudra se contenter des « équivalens » du devoir. Une des parties les plus importantes et les plus curieuses de l’Esquisse d’une morale est celle qui est consacrée à déterminer ces équivalens, ces transformations nécessaires de l’idée morale dans la doctrine de l’évolution. Une telle étude était un travail des plus utiles, car, si les équivalens en question ne peuvent être de réels substituts du devoir, au moins fournissent-ils des appuis scientifiques à la morale ; or, la morale ne saurait avoir trop d’appuis : elle doit donc prendre son bien partout où elle le trouve.

Les équivalens du devoir, selon M. Guyau, ne pourront être empruntés qu’à nos trois facultés essentielles : volonté, intelligence, sensibilité. Dans le domaine de la volonté, le seul équivalent possible du devoir sera le pouvoir même d’agir, le pouvoir supérieur qui, en prenant conscience de sa supériorité par rapport à la réalité, paraîtra en face d’elle un idéal. Le devoir sera la « surabondance de vie » demandant à s’exercer, à se donner. Toute force qui s’accumule crée une « pression » sur les obstacles placés devant elle. Au lieu de dire avec Kant : « Je dois, donc je puis, » on dira : « Je puis, donc je dois ; je puis le plus et le mieux, donc je dois l’accomplir. » La vie se fera sa loi à elle-même « par son aspiration à se développer sans cesse ; » elle se fera son obligation à agir par sa puissance d’agir.