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diverses de l’expansion vitale, dans l’intelligence, dans la sensibilité, dans la volonté. D’abord, la fécondité est la loi de l’intelligence comme elle est celle du corps : il est aussi impossible de renfermer en soi l’intelligence que la flamme ; elle est faite pour rayonner. « Ce n’est pas sans raison qu’on a comparé les œuvres du penseur à ses enfans. Une force intérieure contraint aussi l’artiste à se projeter au dehors, à nous donner ses entrailles, comme le pélican de Musset. » — La pensée est impersonnelle et désintéressée. — Même force d’expansion dans la sensibilité, et cela en raison de son intensité : il faut que nous partagions notre joie, il faut que nous partagions notre douleur. « Nous ne sommes pas assez pour nous-mêmes ; nous avons plus de larmes qu’il n’en faut pour nos propres souffrances, plus de joies en réserve que n’en justifie notre propre bonheur. » — La volonté, enfin, « l’expansion et la fécondité pour loi naturelle : nous avons besoin d’agir, d’imprimer la forme de notre activité sur le monde. Travailler, c’est produire, et produire, n’est-ce pas être à la fois utile à soi et aux autres ? C’est donc tout notre être qui est naturellement sociable, dans toutes ses jouissances ; la vie ne peut pas être complètement égoïste, quand même elle le voudrait. Cela tient à cette loi fondamentale de la biologie, qui est aussi la loi fondamentale de la morale : « la vie n’est pas seulement nutrition, elle est production et fécondité ; vivre, c’est dépenser aussi bien qu’acquérir. » L’égoïsme, « c’est l’éternelle illusion de l’avarice, prise de peur à la pensée d’ouvrir la main. » vie, c’est fécondité ; et réciproquement la fécondité, c’est la vie à pleins bords, c’est l’existence véritable. — « Il y a, dit M. Guyau dans une de ses pages les plus belles, une certaine générosité inséparable de l’existence, et sans laquelle on meurt, on se dessèche intérieurement. Il faut fleurir. La moralité, le désintéressement, c’est la fleur de la vie humaine. On a toujours représenté la Charité sous les traits d’une mère qui tend à des enfans son sein gonflé de lait ; c’est qu’en effet la charité ne fait qu’un avec la fécondité débordante : elle est comme une maternité trop large pour s’arrêter à la famille. Le sein de la mère a besoin de bouches avides qui l’épuisent ; le cœur de l’être vraiment humain a aussi besoin de se faire doux et secourable pour tous : il y a chez le bienfaiteur même un appel intérieur vers ceux qui souffrent[1]. »

Ainsi l’organisme le plus parfait sera nécessairement le plus sociable, et l’idéal de la vie individuelle, c’est la vie avec tous et pour tous. Nous voilà bien loin de Bentham et des utilitaires, qui ne cherchent qu’à éviter la peine, qui voient en elle

  1. Esquisse d’une morale, p. 24.