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l’organisme social, dont nous sommes les membres, et les organismes individuels, une différence capitale : c’est que l’organisme social ne possède pas, — M. Spencer le remarque lui-même, — un « sensorium commun, » une conscience collective ; il n’a d’autres sensations et d’autres pensées que celles de ses membres individuels ; le centre conscient et sentant est dans chaque unité, non dans le tout. Le sentiment de plaisir demeure donc individuel, même au sein de l’organisme social, qui, comme tel, ne peut éprouver ni plaisir ni bonheur. Dès lors, le sacrifice de notre plaisir au bonheur social est en réalité le sacrifice de notre plaisir à celui d’autres individus ; or, de deux choses l’une : si le plaisir n’a pas de valeur suprême, le plaisir d’autrui n’en a pas plus que notre plaisir propre, et ne peut nous imposer une loi de dévoûment ; si le plaisir, au contraire, a une valeur suprême, il ne l’a que pour qui en jouit. La conscience et la jouissance du plaisir marque donc le point où l’individualisme est indestructible au sein même du grand corps social, et toute morale qui place le bien suprême dans le plaisir ne pourra dépasser l’égoïsme qu’en apparence. On nous promet bien une ère finale où le plaisir de chacun coïncidera constamment avec celui de tous ; mais, dans cet éden futur et problématique, la morale n’aura plus sa raison d’être, puisque la nature, nous dit M. Spencer, suffira alors à produire d’elle-même l’harmonie des plaisirs ; dans l’état actuel, au contraire, la morale a sa raison d’être, mais cette raison est précisément le manque d’harmonie entre le plaisir de l’un et celui de l’autre. Placer dans le plaisir l’élément constitutif du bien, c’est faire appel à l’élément même de discorde pour faire cesser la discorde. Si le plaisir est le vrai fond du bien, il en résulte que l’égoïsme est le vrai bien pour l’égoïste, comme la sympathie et l’affection pour « l’altruiste ; » c’est une pure affaire de tempérament. La règle du plaisir est donc la destruction même de toute règle. Si, de fait, l’instinct social nous entraine à sacrifier notre plaisir personnel, c’est-à-dire notre seul bien, pour le plaisir des générations futures, il faut reconnaître qu’au fond nous sommes dupés par l’instinct et exploités au profit de la masse. C’est là cette découverte intellectuelle qui, nous l’avons vu, est au bout de la doctrine évolutionniste, et qui ne sera pas sans avoir dans la pratique de graves conséquences. Une telle découverte réagira sur l’évolution même, et l’intelligence, par la force de la réflexion, dissoudra peu à peu, d’abord chez les individus isolés, puis dans les masses, l’instinct sur lequel on comptait pour entraîner les parties dans le mouvement de l’ensemble. M. Spencer, en faisant consister le fond même du bien dans le plaisir, ne peut plus trouver de raison