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de justice ou meurs, » dit en certains cas à l’individu : « N’obéis pas ou meurs. » Dans ces cas-là, pourquoi obéir ?

Il faut donc, en définitive, ou respecter l’instinct aveugle, ou découvrir une clarté qui, loin d’être paralysante pour l’action, lui ouvre des horizons nouveaux. Il faut fonder rationnellement la moralité si on veut qu’elle subsiste, car, on aura beau faire, on n’empêchera pas les individus ou les peuples de raisonner, au risque même de déraisonner. D’où la nécessité absolue, pour l’intelligence, de résoudre l’antinomie de l’instinct et de la réflexion, au lieu de se bander elle-même les yeux. La situation est aiguë, l’alternative est critique pour la moralité : se justifier ou se dissoudre. Il ne faut pas qu’on puisse dire du plus grand et du plus important de nos amours, celui qui a pour objet le bien moral :


L’amour craint la clarté : pour que le cœur se donne,
Qui sait si l’œil d’abord ne doit pas se fermer[1] ?


II

La morale de l’évolution peut se résumer dans cette formule d’un de ses partisans, M. Barratt : — « Sois un agent conscient dans l’évolution de l’univers. » C’est cette loi de conduite qu’il s’agit de justifier rationnellement. Il faudrait pour cela, en premier lieu, démontrer que l’évolution de l’univers, ou simplement de la société humaine, constitue un progrès, et, en second lieu, trouver une raison pleinement convaincante pour faire coopérer l’individu à ce progrès. Cette double démonstration n’est satisfaisante chez aucun des partisans de la doctrine évolutionniste, pas plus chez MM. Barratt et Leslie, ou chez miss Simcox, que chez M. Spencer[2]. D’abord, en ce qui concerne l’existence du progrès, on ne peut l’établir sans avoir préalablement un idéal déterminé et sans constater que le mouvement des choses est dans le sens de cet idéal. En un mot, il faut posséder ce que les philosophes appellent un critérium, une mesure du bien. Quelle sera donc, pour l’évolutionniste, cette mesure du bien et conséquemment du progrès ? Telle est la question essentielle. Selon M. Spencer, la mesure est le plaisir ; selon M. Guyau, c’est la vie. La morale de l’évolution, par une sorte de nécessite interne, oscille entre la morale du plaisir et la morale de l’activité. Examinons d’abord la doctrine « hédoniste » de M. Spencer.

  1. Vers d’un philosophe.
  2. Encore moins dans le livre, d’ailleurs tout historique, de M. Letourneau sur l’Evolution de la morale (1887).