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avenir même que nous ne devons point voir ? Comment donc resterions-nous indifférens à ce qu’il sera, et surtout aux transformations morales qu’il verra se produire ?

L’école de l’évolution, qui aperçoit partout changemens et métamorphoses, est encore plus portée que les autres à calculer la marche de l’humanité future d’après la ligne qu’elle a décrite dans le passé et d’après le mouvement qui l’entraîne dans le présent. En Angleterre, M. Spencer et ses nouveaux disciples, — Stephen Leslie, Clifford, Barratt, miss Simcox, — n’ont pas craint de se faire, au nom de la science, comme les prophètes de la société à venir. En Allemagne, parmi beaucoup d’autres philosophes, M. Wundt a écrit récemment une Éthique où les considérations sur le passé des sociétés aboutissent naturellement à des inductions sur l’avenir. En France, — et c’est surtout des penseurs de notre pays qu’il est naturel de s’occuper ici, — nous n’avons guère l’embarras du choix : la doctrine de l’évolution, après avoir inspiré à Mme Clémence Royer un travail sur le Bien et la loi morale dont nous avons parlé ici même, n’a trouvé chez nous, dans ces dernières années, qu’un interprète vraiment original et libre pour entreprendre, à ses périls et risques, de construire une morale sur des bases en partie nouvelles et de deviner les transformations de ces deux grandes idées directrices : obligation, sanction. L’auteur de la Morale anglaise contemporaine a essayé de compléter lui-même la morale évolutionniste des Darwin et des Spencer, dont il avait montré jadis les lacunes avec une rare pénétration. Grâce à lui, — et c’est la moindre justice à lui rendre, — la philosophie française n’aura pas été sans contribuer pour sa part à l’amendement d’une doctrine, satisfaisante ou non, dont on ne saurait méconnaître ni l’influence actuelle ni l’importance future.

Où en était la question morale il y a quelques années ? Quels pas les philosophes récens des divers pays, et surtout du nôtre, lui ont-ils fait faire vers une solution meilleure ? Enfin, quelle est la limite que la morale de l’évolution, malgré les efforts de ses derniers partisans, n’a pu encore franchir et ne franchira peut-être jamais ? — Telles sont les questions d’intérêt vraiment universel qui s’imposeront à nous en étudiant les travaux des évolutionnistes contemporains. « Ce que je cherche à deviner en moi comme en vous-mêmes, a dit M. Guyau, c’est la pensée humaine dans ce qu’elle a de plus complexe, de plus varié, de plus ouvert. Si je m’examine moi-même, ce n’est pas en tant que je suis moi, mais en tant que je trouve en moi quelque chose de commun avec tous les hommes ; si je regarde ma bulle de savon, c’est pour y découvrir un rayon de soleil. » C’est ce rayon venu du milieu intellectuel de notre époque que, nous aussi, nous voudrions saisir ; et