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l’excitait sans relâche. Il inventait sans cesse de nouveaux jeux, de nouvelles fêtes, de nouveaux tours à jouer aux savans. Il couronna ses méfaits en administrant une médecine à la reine le jour où Bochart devait lui lire en public des fragmens de sa Géographie sacrée.

La Suède crut sa souveraine folle. Le bruit se répandit que l’esprit de Christine s’affaiblissait. Aucun de ses hommes d’état, pas plus Oxenstiern que les autres, n’avait prévu la réaction. Aucun ne s’était jamais dit qu’à moins d’être devenue imbécile d’excès de travail, il viendrait un moment où une fille jeune et ardente voudrait respirer et exister, où elle découvrirait qu’il y a autre chose dans la vie que d’être rat de bibliothèque, que la jeunesse nous a été donnée pour être joyeux et le soleil pour en profiter. Ils avaient cru que cela irait toujours ainsi : qu’après l’hébreu, elle apprendrait l’arabe, après l’arabe l’éthiopien, et qu’elle ne demanderait jamais d’autres plaisirs. Un dénoûment aussi facile à prévoir et aussi naturel les frappa de surprise autant que de douleur. Il y avait un mois que la reine n’avait tenu un conseil ou reçu un sénateur ; elle avait répondu ballet à tous les discours de l’ambassadeur d’Angleterre sur une affaire ; l’université d’Upsal boudait depuis l’aventure du carrosse : c’était profondément affligeant, mais encore plus incompréhensible.

Leur étonnement était comique ; leur chagrin était fondé. Il n’est pas agréable pour un pays de tomber sous la férule d’un Bourdelot, et le fils du barbier de Sens régnait sans partage au palais. La reine ne voyait que par ses yeux. Elle lui disait tout. Elle le consultait sur tout. Bourdelot était devenu un personnage politique ! Il disposait de l’alliance de la Suède, et était en train de l’ôter à la France, pour des raisons à lui connues, et de la donner à l’Espagne. Quiconque lui portait ombrage était écarté. On peut croire qu’il n’avait pas le triomphe modeste. Ses airs vainqueurs de dindon faisant la roue achevaient d’exaspérer les Suédois, mais il s’en moquait. Il se sentait solide, et il l’était en effet, car il amusait Christine, et Christine n’en demandait pas davantage pour l’instant.

La consternation était au camp des savans. Pour la plupart d’entre eux, un souci égoïste était au fond des regrets. De grosses sommes d’argent étaient à présent dissipées en fêtes. Il était à présumer que la part des savans en serait diminuée. Les plus désintéressés ressentaient amèrement le dégoût d’être supplantés par un bouffon. Bochart écrivait à Vossius qu’il avait tant de chagrin « depuis le changement arrivé » à la cour de Suède, qu’il avait hâte de partir, de peur d’en mourir[1]. Le bon Huet était encore navré, soixante ans

  1. Lettre du 26 avril 1653.