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une centaine consistance ; on traverse les terrains où s’est livrée la bataille de la Moskowa. « Cependant l’armée, dit l’historien[1], s’avançait dans un grave et silencieux recueillement devant ce champ funeste, lorsqu’une des victimes de cette sanglante journée y fut aperçue, dit-on, vivante encore, et perçant l’air de ses gémissemens ; on y courut : c’était un soldat français. Ses deux jambes avaient été brisées dans le combat ; il était tombé parmi les morts ; il y fut oublié. Le corps d’un cheval, éventré par un obus, fut d’abord son abri ; ensuite, pendant cinquante jours, l’eau bourbeuse d’un ravin où il avait roulé et la chair putréfiée des morts servirent d’appareil à ses blessures et de soutien à son être mourant ! » Telle est la guerre, au lendemain des victoires.

Nous n’avons pas à remonter jusqu’à l’année 1812, où la défaite fut exceptionnelle ; les jours glorieux du second empire nous fournissent de cruels enseignemens ; enseignemens cruels, mais enseignemens féconds, car ils ont provoqué la convention de Genève et la création des sociétés de secours aux blessés, qui s’y rattachent par des liens un peu lâches aujourd’hui, mais que la guerre resserrerait immédiatement. L’expérience faite au cours de la guerre de Crimée fut vraiment terrible, et démontra que le dévoûment, que l’héroïsme du corps médical militaire de nos armées ne pouvait lutter contre son insuffisance numérique, et contre l’impuissance où le condamnait le système défectueux qui le soumettait hiérarchiquement à l’intendance. Les documens abondent, et il suffirait de les consulter pour écrire l’histoire sanitaire de cette campagne, qui commença matériellement le 3 janvier 1854 par l’entrée des flottes alliées dans la Mer-Noire, et se termina le 1er mars 1856 par la cessation du feu des batteries nord de Sébastopol. Dans l’espace de ces quinze mois, la France expédia 309,368 hommes sur le lieu des combats ; 95,615 y sont morts. Pertes énormes ; que l’on doit aux batailles ? non pas. La guerre tue ; mais elle fait surtout mourir ; l’arme est bien moins meurtrière que la maladie ; c’est celle-ci qui est la grande faucheuse ; mieux que les obus, mieux que la mitraille, plus lentement, plus malproprement, mais plus sûrement elle détruit l’homme ; les assauts, les chocs où les armées se mêlent sont indulgens si on les compare au choléra, à la dysenterie, à la fièvre intermittente. Dans les fossés d’une ville enlevée de vive force, on compte moins de cadavres que sur les grabats de l’hôpital. La preuve est éclatante ; elle ressort à chaque ligne des registres administratifs : journées d’hôpital pour blessures, 1,934,313 ; journées d’hôpital pour maladies, 5,337,888. Les blessés ont coûté

  1. Histoire et Mémoires, par le comte de Ségur, t. V, p. 152.