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qui croient fermement à la sienne. Ils sont convaincus qu’avant qu’il fût ministre de la guerre, personne n’avait Bougé à fortifiée nos frontières, qu’on pouvait entrer en France comme dans un moulin, que c’est lui qui a réorganisé notre armée, et que, si on l’avait laissé faire, sans coup férir, par l’autorité de sa parole, par la fierté de son attitude et de son geste, il aurait facilement obtenu qu’on nous rendit l’Alsace et la Lorraine. Qui l’en a empêché ? C’est M. Ferry. Les naïfs s’imaginent qu’on reprend des provinces avec des gestes, et ils croient à l’efficacité miraculeuse des attitudes. M. Ferry, qui est un homme d’état, n’y croit pas : c’est son crime. Les naïfs s’imaginent aussi que les maux dont ils souffrent sont plus insupportables que tous ceux qu’ils peuvent prévoir. Ils se disent : « Le gouvernement que nous avons est si mauvais que, quel qu’il soit, celui qu’on nous donnera vaudra mieux. Le général a une idée, nous ne savons pas laquelle, mais enfin il en a une ; et sans doute elle est bonne. Il a l’air si sûr de son fait ! » Les corbeaux apprivoisés, quoiqu’on ne les admette pas encore à voter, sont plus judicieux, plus réfléchis que beaucoup d’électeurs. Quand vous leur proposez un échange, avant de lâcher ce qu’ils tiennent dans leur bec, ils veulent savoir ce que vous tenez dans votre main fermée, et ils vous somment de l’ouvrir. Si éloquent que vous soyez, ces sages au noir plumage n’acceptent jamais votre idée avant de la connaître.

Dans toutes les entreprises de ce monde, les malins n’arrivent à rien sans le concours des naïfs, mais les naïfs ne peuvent se passer des malins, dont l’approbation leur est nécessaire pour mettre leur conscience en sûreté. A côté des simples spéculateurs, de ceux « qui pontent sur le général Boulanger, » il y a des députés conservateurs qui ne croient ni à sa légende, ni à son génie ; mais, inquiets pour leur réélection, ils comptent sur son assistance pour se tirer d’embarras. Ce sont des boulangistes sous bénéfice d’inventaire. Le général a essuyé des échecs ; il ne s’en est point affecté et il les a réparés : c’est un tempérament, et, par le temps qui court, les tempéramens sont rares. Quand le crédit de ce grand électeur, de ce roi des comices, paraît baisser, nombre de ses cliens l’abandonnent ; dès que son étoile se rallume, les reviennent bien vite. Ils avaient vendu leurs actions, ils les rachètent.

D’autres, qui le traitent de charlatan, de brouillon, qui déclarent que sa popularité ne peut s’expliquer que par un inexplicable engouement, le considèrent, en dépit de leurs répugnances, comme l’homme envoyé du ciel pour préparer les voies à une restauration monarchique. Soit défiance de leurs forces, soit chagrin d’avoir attendu longtemps sans voir rien venir, les se sont résignés à se servir de lui pour réviser la constitution, pour remettre en honneur la méthode plébiscitaire,