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humeur, l’enjouement, la note gaie, et on lui a su gré d’avoir le verbe haut et colore, une sorte de désinvolture, de gaillardise militaire, un air de franchise, de liberté, de fierté et d’audace. Il a commis, il est vrai, des étourderies, d’inexcusables légèretés, qui auraient perdu tout autre que lui. On les lui a facilement pardonnées : il n’était ni doctrinaire ni pédant, c’était assez pour racheter tous ses torts.

Courville raconte dans ses mémoires que le prince d’Orange, s’entretenant un jour familièrement avec lui dans son palais, lui témoignait son irritation contre Jean de Witt, à qui il imputait l’abolition du stathoudérat, quand de Witt se fit tout à coup annoncer. Il alla sans aucun embarras au-devant du grand pensionnaire, et, le sourire aux lèvres, il le remercia d’avoir fait son possible pour empêcher que l’édit ne fût voté. « Quand le premier ministre fut sorti, ajoute Courville, je m’approchai du jeune prince, en le regardant fixement. Il me dit plus tard qu’il avait bien compris ce que j’avais voulu lui faire entendre, et je lui dis en riant qu’il en savait beaucoup pour son âge. » Le général Boulanger est infiniment moins réservé que le prince d’Orange, qui fut Guillaume III, et qui, dès l’âge de dix-huit ans, était un grand maître en dissimulation. Il parle trop, mais il ne dit pas tout ; on peut être à la fois bavard et mystérieux. Il cause avec tous les partis, s’entend avec tout le monde, chante tous les airs ; mais ne lui demandez pas quelle sera la musique de l’avenir ; c’est son secret, s’il a un secret. Au surplus, ses manifestes électoraux sont d’un homme qui sait son métier et ce qu’il faut dire pour être écouté. En félicitant les électeurs de la Dordogne a de la manifestation grandiose que leur patriotisme avait spontanément organisée autour de son nom, » il ajoutait : « Il ne s’agit plus ici d’un homme, il s’agit de la France. Tout le monde comprend que ce qui est aujourd’hui en cause, c’est la patrie elle-même, sa dignité, son avenir. On saura que le département de la Dordogne n’est pas disposé à se laisser confisquer par un parlement dont la stérilité et l’impuissance finiraient par livrer la république française à la risée de l’Europe. » Ce langage rappelle celui que tenait jadis un prince-président. On peut croire que de toutes les périodes de notre histoire, c’est celle que le général Boulanger a étudiée avec le plus d’intérêt et de profit.

Les très nombreux mécontens qui sont venus se grouper autour de lui et qui s’attellent à sa fortune se divisent en naïfs et en malins. Il y a des admirateurs enthousiastes du suffrage universel qui se récrient d’indignation toutes les fois qu’il trompe leur confiance et commet de funestes erreurs. Le suffrage universel se gouvernera toujours par des impressions, et les gens capables de raisonner leurs impressions seront toujours en minorité. Parmi les naïfs qui souhaitent ardemment le succès du général, il en est qui se moquent de la légende dorée et