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manquer à l’humanité, pourvu qu’elle ne les arrête pas en chemin par des droits prohibitifs.

Dans le même intervalle de temps, et, c’est là une des faces capitales de la question, l’état légal des classes ouvrières s’est, presque chez tous les peuples, et dans notre pays plus encore qu’ailleurs, profondément modifié. En France, la liberté du travail, proclamée en principe par Turgot, a, depuis la révolution, été sanctionnée par la législation. L’égalité civile, l’abolition des mesures qui pesaient plus spécialement sur les salariés, comme les lois prohibitives des coalitions, l’article 1781 du code civil, l’interdiction des associations, ont complètement transformé les conditions qui régissaient les rapports du capital et du travail. Chateaubriand appelait le salariat « une dernière forme du servage. » Il n’en aurait plus le droit aujourd’hui. Les ouvriers ne se trouvent plus en face d’un « maître, » suivant le nom qu’on donnait au patron, devant lequel ils devaient s’incliner, mais d’un chef d’entreprise avec lequel ils peuvent traiter directement, isolément s’ils le veulent, ou collectivement s’ils le préfèrent ; ils ont la faculté d’opposer l’organisation des bras à celle des capitaux, les syndicats aux unions patronales. Quelle puissance (malgré ses dangers) cette faculté nouvelle donne aux salariés, en cas de lutte, pour attaquer ou se défendre, et même en temps de paix, pour maintenir le taux des salaires ou faire prévaloir d’autres revendications, on l’a vu dans bien des cas, soit en France, soit à l’étranger ! « Longtemps après la disparition du servage, dit M. Leroy-Beaulieu[1], les règlemens et les lois se sont inspirés des traditions de ce mode d’organisation du travail ; le contrat de salaire n’a pas été complètement libre. La loi y est intervenue avec sa force coercitive ou sa force préventive, et toujours elle a montré une évidente partialité pour celui qui paie le travail et contre celui qui le fournit. Ce système d’intervention, par voie législative ou réglementaire, dans les rappons des ouvriers et des entrepreneurs, était en pleine floraison du temps des premiers économistes : Turgot, Smith ; il n’avait pas encore disparu au temps de Say, de Sismondi. Leur doctrine sur le salaire se ressent de cet état des lois et des mœurs, qui déprimait la situation de l’ouvrier et lui enlevait l’indépendance. Ils représentaient celui-ci comme étant naturellement à la discrétion du maître ; ils ne se trompaient guère que sur l’adverbe : au lieu de naturellement, c’est artificiellement et passagèrement qu’ils auraient dû dire. » Aujourd’hui, de l’aveu de tous, cette partialité du code a disparu ; si la liberté est parfois compromise, c’est par l’oppression que les

  1. Répartition des richesses, p. 390.