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« Lorsque l’ouvrier offre son travail à l’entrepreneur, dit M. Beauregard[1], il offre sa puissance productrice ; tout le monde est d’accord sur ce point : mais que demande-t-il en échange ? Ricardo, Malthus et Stuart Mill répondent : C’est la portion du capital que l’entrepreneur destine à acheter du travail. Là est l’erreur ; elle est fondamentale… Ce que l’ouvrier réclame, ce que l’entrepreneur lui promet, c’est une somme déterminée à forfait sur le prix espéré du produit net futur. » Tel est, dit l’auteur, le caractère primordial du salaire, caractère que n’altèrent ni le paiement à l’avance des sommes destinées à pourvoir l’ouvrier de subsistances, ni la fixité de la somme qui lui est remise. Quelles que soient l’époque du paiement et la quotité invariable du salaire, le taux n’en est pas moins déterminé par l’attente qui existe, chez l’entrepreneur, d’un certain bénéfice une fois l’entreprise achevée, et c’est la grandeur éventuelle de ce bénéfice qui mesure d’avance la rétribution accordée il la main-d’œuvre. Toutes les autres considérations, abondance des capitaux, circulans ou fixes, mœurs, coutumes, subsistent et exercent leur influence sur la fixation du taux du salaire ; mais elles s’effacent devant cette condition prédominante : la quantité de richesse qui va être créée par la collaboration du capital et du travail, et sur laquelle l’ouvrier doit prélever sa part de rémunération. « En résumé, dit l’auteur[2], nous sommes en présence d’un contrat complexe qui en contient trois : 1° un contrat principal, dominant les deux autres, par lequel l’ouvrier promet son travail en échange d’une somme fixe, à prendre sur le prix espéré du produit net futur ; 2° un contrat d’assurance, l’entrepreneur s’engageant à garantir l’ouvrier contre les risques de l’entreprise, et l’ouvrier payant une prime qui consiste dans un léger abaissement de son salaire ; 3° une promesse de prêt, l’entrepreneur s’engageant à solder l’ouvrier avant que la vente du produit ne soit réalisée, et

  1. M. Beauregard distingue avec raison le capitaliste de l’entrepreneur, et explique bien comment c’est par l’intermédiaire de celui-ci que le capital entre en rapports avec le travail. Cette distinction, on le sait, n’a pas toujours été faite, notamment par certains économistes de l’école anglaise, et il en est résulté des confusions regrettables. Par contre, le rôle de l’entrepreneur a été défini avec beaucoup de justesse par J.-B Say : « L’entrepreneur est celui qui, à ses risques et périls, entreprend de fournir à la société les produits dont elle a besoin. Il apprécie les frais de production que nécessite un produit ; il préjuge la valeur qu’il aura étant terminé ; il rassemble tous les élémens de l’entreprise, en compose l’administration et le régime. Les entrepreneurs ont des profits indépendans de leurs capitaux, et fort supérieurs au salaire d’un simple travailleur, qui ne court aucun risque pour son compte, touche son traitement dans toutes les suppositions, et ne hasarde ni ses fonds, ni sa réputation en cas de mauvaise fortune. »
  2. Théorie du salaire, p. 163.