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de la loi d’airain une définition qui, habilement interprétée, devait devenir entre leurs mains une arme redoutable contre notre organisation industrielle. Il s’agit de la définition de la valeur empruntée à Smith et à Ricardo. On sait combien de formules ont été tentées par différens auteurs pour fixer la nature et établir les bases de ce rapport entre les objets échangeables, qui constitue la valeur. Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans l’examen de ce sujet ni de chercher à dissiper des obscurités accumulées par une métaphysique « assembleuse de nuages, » pour emprunter à Homère une de ses épithètes. Qu’il suffise, avant de montrer l’usage qu’en ont fait les socialistes, de rappeler les définitions bien connues des auteurs de la Richesse des nations et des Principes d’économie politique.

« Smith, dit J.-B. Say[1], attribue au seul travail de l’homme le pouvoir de produire des valeurs[2]… Je ne crains pas d’avancer qu’il n’a pas envisagé sous toutes ses faces le grand phénomène de la production. Il a été entraîné à de fausses conséquences par l’idée que toutes les valeurs produites représentent un travail récent ou ancien de l’homme, ou, en d’autres termes, que la richesse n’est que du travail accumulé ; d’où, par une seconde conséquence qui me paraît également contestable, le travail est la seule mesure des richesses ou des valeurs produites. »

Si l’on veut bien se reporter au premier livre de la Richesse des nations (chap. V.), on trouvera dans le texte même de Smith, texte d’ailleurs assez obscur en plusieurs de ses parties, la justification des critiques de Say. Il n’est pas de chapitre du grand ouvrage du maître qui ait soulevé plus de controverses que ce passage où, par réaction contre la théorie des physiocrates établissant que le travail ne crée aucune valeur sans consommer une valeur équivalente, — d’où l’absence de produit net, — le philosophe écossais, négligeant les autres sources de la valeur qu’une analyse plus exacte a depuis définies[3], fait du travail le seul producteur et la seule

  1. Traité d’économie politique, discours préliminaire, p. 31, et chap. IV, 71.
  2. Smith aggravait, on le sait, la portée de sa définition en classant dans les travaux improductifs toutes les activités autres que le travail industriel proprement dit.
  3. « La valeur, dit le Traité d’économie politique de J. Garnier, a son origine dans l’intérêt personnel, le besoin, l’échange, et varie selon l’utilité des choses, leur abondance ou leur rareté, le travail et les peines qu’elles nécessitent, et le travail que les acquéreurs peuvent s’épargner en se les procurant. Il faut entrer dans tous ces détails pour définir la valeur. » (Chap. XVI, § 385.) Est-il besoin de faire observer que l’intensité du désir d’acquérir un objet, ou l’utilité, ou la rareté de cet objet, peuvent être tout à fait indépendans de la somme de travail incorporée dans l’objet lui-même ? Les dons naturels (parmi lesquels la supériorité d’intelligence ou de force physique), les arrangemens sociaux, la chance même, reprennent ainsi la place que leur avait retirée une théorie trop étroite. (Voir Leroy-Beaulieu, le Collectivisme, p. 62, et Laveleye, le Socialisme contemporain, p. 30 et passim.)