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réputés honorables, une pareille conduite les fait déchoir de leur rang, les amoindrit et les abaisse au dernier degré.

« Les jours se passant et se succédant sans que rien indiquât que la promesse de rachat dut se réaliser, les prisonniers nous firent demander par ceux de notre entourage de les mettre en liberté. Nous acceptâmes l’invitation de nos frères pour eux ; mais, bien que décidé à les libérer, nous ne pouvions le faire en nous adressant à vos représentai en Algérie, à cause de leur déloyauté à notre égard, de leur cupidité, de toute leur conduite si contraire à ce que nous connaissons de la sagesse de votre gouvernement et de votre respect des rapports de voisinage et de bonne société. Nous avons donc consulté les chefs de nos troupes, et il a été décidé d’un commun accord que l’on dirigerait les prisonniers sur Mélilla, pour les remettre entre les mains du sultan espagnol, ce souverain qui est chrétien ayant toujours été en bonnes relations avec nous. »

Après avoir pris connaissance des lettres d’Abd-el-Kader, le maréchal Bugeaud lui renvoya son messager avec cette réponse verbale : « Dis à ton maître que, s’il nous avait renvoyé nos prisonniers sans rançon, je lui en aurais remis trois pour un ; mais puisqu’il a fait payer la liberté de ceux-ci et fait égorger les autres, je ne lui dois rien que de l’indignation pour sa barbarie. » Et, de fait, les captifs arabes qui attendaient à Mers-el-Kebir furent ramenés aux lies Sainte-Marguerite.

Abd-el-Kader fut très froissé de la réponse faite à ses avances, non pas au sujet du massacre qu’il avouait comme une nécessité cruelle, mais au sujet de l’intrigue pécuniaire dont il répudiait la complicité : « Tes paroles sont étranges, écrivit-il au maréchal, et j’ai été surpris qu’elles aient été dites par toi. Tu as dit à mon envoyé : « Abd-el-Kader a rendu les Français pour de l’argent. » Ces paroles n’ont pu être dites ni par toi ni par quelqu’un qui, comme toi, me connais et n’ignore pas mes sentimens. » Il protestait contre des propos tels, ajoutait-il, « qu’il aurait préféré plutôt la mort que d’entendre de pareilles choses proférées sur son compte. » Enfin, il terminait ainsi sa réplique : « Tu oublies que les choses de ce monde sont changeantes. A cet égard, j’en sais plus que toi. Je suis convaincu que rien ne peut être durable sur cette terre depuis la création d’Adam jusqu’à l’extinction de la race humaine. C’est pourquoi je ne me réjouis point, je ne m’enorgueillis point, ni ne me fie aucunement aux effets du destin, si la fortune me sourit, comme aussi je ne m’afflige point ni ne me désespère, si je suis atteint par des revers, et cela parce que j’ai la croyance que rien n’est stable sur la terre. Dieu, par sa grâce infinie, ne manque