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de ses chefs-d’œuvre, à qui elle a mis la dernière main, des cadavres ayant fait des squelettes.

Puis, mes lunettes essuyées pour ne plus voir par la buée de l’imagination, et les ayant posées sur mon nez, je regarde à nouveau. C’est une vieille femme kirghize.

Au bas des collines, des tentes abandonnées au milieu de troupeaux morts.

J’approche d’une de ces tentes ; mon cheval, effrayé, recule ; je ne puis le faire avancer. Je prends le parti de le remettre à Pépin, qui vient de faire un croquis, car le soleil donne.

Tout autour de l’ouï, il y a un parterre dont des crottes sont la grève. La tente est basse, ceinturée de cordes : c’est la manière dont le propriétaire, en s’en allant, a fermé les persiennes. Mais avant de fuir cette désolation, — est-ce par moquerie ? est-ce pour se conformer à une coutume ? est-ce pour suivre une superstition ? — il a passé dans les cordes serrées contre les feutres et liées aux piquets du bas des cadavres de chèvres. Elles sont momifiées par la gelée, leur peau est tirée sur les os, les yeux sont caves, desséchés comme ceux des aveugles, les pattes raidies, pliées, et les bouches ont des rictus diaboliques. Sont-ce ces attitudes qui en ont imposé aux bêtes de proie ? Elles n’ont point touché à ces chèvres et à ces boucs, qui semblent morts dans des convulsions ou au cours d’une action et dans l’éclair d’une pensée dont ils sont imprégnés encore pour ainsi dire. Également espacés à la circonférence de l’ouï, les cadavres sont comme des fleurons sinistres à une vilaine couronne.

Je soulève un pan de feutre, taché en dessus de la fiente blanche des oiseaux de proie, et deux mouches s’échappent en bourdonnant. Depuis longtemps, nous n’avons pas vu d’insectes. A l’intérieur sont des treillis de tente, des feutres, des selles, des peaux, des bâtons, tout le mobilier d’un nomade. On ne voit pas sur le sol une trace autre que celle des loups. Quelques pierres sont là qui ont servi aux usages domestiques, d’enclume et de marteau pour casser les os à moelle, écraser les graines, le sel cristallisé, ou qui ont supporté la marmite.

Quelques bêtes sont mortes de la main de l’homme ; on les reconnaît facilement : elles ont été dépouillées, et leur tête est séparée du tronc. Mais les autres sont les victimes du froid ou de la faim ; celles que la congestion a tuées ont encore la panse pleine ; quant aux affamés, ils l’ont, au contraire, peu gonflée. C’est la seule partie de la bête que les fauves n’aient pas mangée ; ils ont crevé l’enveloppe de l’estomac d’un yak, et les végétaux triturés en sortent comme les étoupes d’un sac, à l’intérieur des côtes dénudées. Un