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de gens qui se mettent à l’eau sans connaître la profondeur de la rivière ; ils craignent de tomber dans un trou et posent le pied avec précaution.

Nous allons, et à mesure que nous avançons, nous prenons de l’assurance. C’est charmant. A peine 80 centimètres de neige sur un fond solide, une poussière fine, gelée, pas compacte ; on dirait la poussière d’une grande route en été, ou du sucre en poudre. Nous traversons la région de Kizil-Koul ; elle est mamelonnée, on ne se croirait pas en pays de montagnes.

Au-delà de Kizil-Koul, la neige est de nouveau assez profonde ; parfois les bêtes en ont au poitrail. Nous faisons quelques chutes en traversant le davan (passe) par où l’on arrive au bassin du lac Kara-Koul. D’en haut, nous apercevons un coin du miroir du lac, au bout de la vallée que descend la rivière de Gouk-Seï au temps où la neige fond. Nous passons à travers des blocs de roche où quelques lièvres courent, afin de nous rappeler que nous sommes sur le Pamir-Kargoch (Pamir aux lièvres). Peu à peu, nous découvrons le Kara-Koul, dont la glace reluit ; des montagnes plaquées de neige l’entourent.

Nous sommes enfin à peu près au niveau du lac, et ce qui de loin nous semblait une plaine assez plate en est une très bossillée et sillonnée par les lits de sable de rivières qui sont taries.

Sadik. a reconnu tout à l’heure le cours du Kara-Art. Sur le sable, des traces sont apparentes, le sol est piétiné : des troupeaux d’arkars ont passé là dans la journée, voilà de leur fiente ; des lièvres ont galopé ici ; des oiseaux ont sautillé plus loin ; des rongeurs ont creusé autour des racines, mais aucun pied de mouton n’a marqué une empreinte récente. On voit bien que des yacks, des chevaux, un bétail nombreux, ont vécu à cette place, mais à l’époque où le sol était humide, l’an dernier, à la fonte des neiges, car les pas sont profonds, gelés, et le kiziak décoloré.

Nous sommes sur l’emplacement d’un lailag (campement d’été) de Kara-Kirghiz. Pendant huit heures et demie, nous avons marché ; il est six heures et demie du soir, il est temps de camper. Nous cherchons près du lac une anse où nous serons à l’abri du vent. Je suis devant, en quête d’un bon bivouac, regardant de droite, de gauche. Ah ! voici notre affaire. Mais j’aperçois une bande d’arkars qui, eux aussi, m’aperçoivent, et tandis que je lance mon cheval afin de leur barrer la route, ils détalent du côté de la montagne. Impossible de lutter de vitesse avec ces coureurs-là, et j’ai beau prendre la tangente, je les vois passer à 300 mètres. Un bon arkar bien gras doit être un manger délicieux. Cela « nous changerait. » Toujours du mouton, de la bouillie ! En attendant la bouillie, nous grignotons des galettes de pain qu’on casse avec un marteau.