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Beaucoup d’entre elles disparaissent, traquées et exploitées sans miséricorde : ici ce sont certaines espèces de poissons, là les oiseaux, ailleurs les baleines, dont il n’existe plus guère ; ailleurs encore les éléphans avec leur ivoire, autre part la gutta-percha, autre part encore le quinquina. Oui, pour la préservation de ces richesses exceptionnelles, l’état a un rôle conservatoire à jouer, car l’état, nous l’avons vu, est surtout un organe de conservation.

L’état moderne doit jouer ce rôle : est-il bien préparé à le remplir ? Rappelons-nous ce qu’est l’état moderne, il est électif à tous les degrés, électif pour de brèves périodes ; il a la terreur de l’électeur, particulièrement des électeurs remuans, agités. Que se passe-t-il sous nos yeux ? Un ministre de l’agriculture passe son temps à détruire la belle ordonnance de Colbert sur les eaux et forêts. Il disperse l’École de Nancy ; il accroît les tolérances pour le pacage, pour les droits usagers ; il tend à faire de la forêt une proie pour les riverains ; il annule les procès-verbaux ou défend d’en faire. Il transforme les gardes-généraux et les inspecteurs en agens politiques, c’est-à-dire dépendans, dégradés, impuissans. Pour la chasse, pour la pêche, sur tout le territoire, du grand au petit, on tolère les mêmes abus. L’état trahit ainsi sa cause ; il se fait l’associé, le complice, presque le provocateur de ce pillage acharné des richesses collectives.

J’ai examiné dans cette étude trois des principales tâches de l’état, les trois plus incontestables ; j’ai mis en présence de ces tâches l’état moderne ; je l’ai interrogé sans passion, sans désir de le trouver en faute, scrutant simplement les moyens d’action dont il dispose et l’esprit qui l’inspire. J’ai vu que, distrait par d’autres soins d’ordre subalterne et frivole, l’état moderne s’acquitte assez mollement de sa fonction de sécurité ; qu’il porte, au contraire, une activité confuse, déréglée, souvent perturbatrice, dans sa mission législative, qui consiste simplement à reconnaître les différens droits, à les sanctionner, à en régler l’exercice et les rapports réciproques, à définir, à constater et généraliser les adaptations nouvelles que les variations du milieu social ont rendues nécessaires et qu’elles ont déjà effectuées sous la forme d’usages libres. Enfin, quant à la tâche de conservation des conditions physiques du développement national, il ne m’a pas paru que l’état moderne s’en acquittât avec la fermeté et l’esprit de suite qui importe à l’avenir de la nation. Nous allons passer maintenant en revue toutes les besognes multiples et accessoires dont l’état moderne s’est chargé ou qu’il prétend accaparer.


PAUL LEROY-BEAULIEU.