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de faire porter leur choix pour les postes élevés sur les hommes qui paraissent les plus capables, en dehors de toute condition d’âge, de grade, de diplôme, n’est pas non plus un des minces avantages des sociétés libres, Le canal de Suez ne fut sauvé que par la drague à couloir de M. Lavalley ; mais, simple ingénieur civil, M. Lavalley n’aurait pu être placé par l’état à la tête d’un service départemental ou à la direction d’un port, et, quant à sa drague, il lui aurait fallu bien des années pour la faire adopter par les conseils divers des ponts et chaussées.

Où se montre avec éclat l’élasticité des associations libres, c’est dans les temps de crise. Il faut alors plier les voiles, restreindre les dépenses. Les sociétés anonymes le peuvent et le font avec rapidité et sûreté : l’organisme de l’état ne se prête guère à des réductions de ce genre. Depuis 1882 ou 1883, les grandes compagnies de chemins de fer, par exemple, émues de leurs moins-values de recettes, s’ingénient à faire des économies, et elles arrivent à restreindre leurs dépenses, l’une de 7 ou 8 millions par an, l’autre de 5 ou 6, toutes ensemble d’une quarantaine. Elles n’engagent plus un seul employé nouveau, elles font redescendre au rang de chauffeur des mécaniciens, à celui de simple auxiliaire des chauffeurs. Les sociétés de crédit en font autant ; plusieurs suppriment un grand nombre de leurs succursales inutiles, restreignent de moitié les locaux qu’elles occupent. Ainsi, la déperdition des forces devient moindre, et les crises pour les sociétés anonymes produisent leur effet utile (car elles ont des effets utiles) : celui d’une révision générale de toute l’administration et de l’élagage de tout ce qui est superflu, parasite et morbide.

L’état, surtout l’état électif, est dans l’impossibilité d’agir de même. C’est à propos du budget de l’état qu’a surgi la théorie qu’il est incompressible. Il y a, du moins, de grandes difficultés à le comprimer. Tous ceux qui en vivent étant électeurs usent, pour empêcher toute réduction, de leur force électorale, qui, parce que les appoints peuvent se faire payer très cher, est parfois considérable. Aussi voit-on les députés, même dans les temps de déficit, demander des augmentations de traitemens pour les employés de différentes natures : cantonniers, facteurs, instituteurs, douaniers, etc. Jamais, dans une assemblée générale d’actionnaires, les membres ne firent des propositions de ce genre. S’agit-il de supprimer un établissement coûteux et inutile, un tribunal sans affaires, une école sans élèves, un bureau de poste sans clientèle, l’opposition sera des plus vives. C’est que l’état ou ceux qui parlent en son nom ne se placent jamais au simple point de vue technique : de là son infériorité pour les tâches professionnelles, qui peuvent être remplies à la fois par lui et par des sociétés libres.