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N’a-t-on pas entendu quelles clameurs se sont élevées depuis 1880 en France quand tel ministre, l’homme le plus populaire du pays cependant, prenait pour directeur des affaires politiques au ministère des affaires étrangères un homme rallié aux idées du jour, mais ayant eu autrefois des opinions contraires ? De même, quand il s’agit de nommer un major-général au ministère de la guerre et que l’on prononce le nom d’un officier auquel on attribue la plus grande capacité professionnelle, mais qui passe pour avoir des idées politiques différant de celles qui sont à la mode, n’y a-t-il pas un débordement de menaces et d’invectives qui arrête la nomination ?

Du grand au petit, et avec des degrés divers d’intensité, il en est presque de même à tous les échelons de l’organisation administrative de l’état moderne, de l’état électif. L’état se place rarement, pour ses choix, au simple point de vue technique : il est toujours influencé plus ou moins par des considérations de parti. Il a la prétention que l’homme qui remplit un de ses emplois lui appartienne tout entier ; ce n’est pas seulement son travail professionnel qu’il veut, c’est son concours en toute circonstance ; il exige du fonctionnaire une conformité générale de manière de voir sur tous les sujets avec celle que l’état professe dans le moment : à peine consent-il à lui laisser sa liberté d’appréciation dans les questions de belles-lettres ou de beaux-arts ; mais il empiète sur ses opinions en matières religieuse, de philosophie ou d’éducation. Dans les grands centres, les fonctionnaires, cachés dans la foule, peuvent échapper à ce joug ; ils y sont rivés dans les petites villes ou dans les campagnes. On peut admettre que cette sorte d’usurpation de l’état sur la liberté du fonctionnaire, en dehors de la sphère professionnelle, est poussée plus loin aujourd’hui qu’elle ne le sera plus tard : c’est une pure hypothèse ; en supposant que l’état, qui n’a pas seulement en vue un but technique à atteindre, mais qui ne se dépouille jamais complètement de ses idées ou de ses préventions politiques et autres, puisse relâcher les liens dont il garrotte son personnel, il ne pourra jamais lui assurer la plénitude de liberté, en dehors de la sphère professionnelle, que donnent au leur les sociétés privées. Celles-ci sont menées en général par des gens d’affaires, c’est-à-dire par des hommes qui naturellement ont peu d’inclination au fanatisme, ne se soucient guère de compliquer leur besogne en se mêlant de la vie privée et des fréquentations de leurs subordonnés. A la longue, personne n’aimant à être tenu en laisse et à subir cette sorte de dégradation, il en résulte que le personnel des sociétés libres se recrute parmi de meilleurs élémens, plus compétens, plus appropriés à la fonction, que le personnel de l’état.

La faculté qu’ont les sociétés, et dont l’état ne peut guère jouir,