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exécuter leur dessein ; l’Alsace-Lorraine a beau protester, il est peu probable que ses seules protestations, si persévérantes qu’elles soient, suffisent à briser son union forcée avec l’Allemagne. Le droit de sécession existe, il est vrai, pour les individus isolés. Il se manifeste par la liberté d’émigration et par la nationalisation chez un autre peuple ; 100,000 ou 200,000 Allemands et presque autant d’Italiens usent chaque année de ce droit individuel. Mais l’usage en exige tant de résolution, tant de sacrifices, il comporte tant de souffrances ; on n’emporte pas sa patrie à la semelle de ses souliers, comme dit le vieux révolutionnaire. Puis, cette faculté d’émigration, dans des proportions aussi vastes, tient à un état passager du monde, à l’insuffisance de la population des contrées récemment découvertes : c’est là un fait transitoire. Enfin, la concurrence dans la vie civile, commerciale ou industrielle, comporte la faculté pour un client de changer dix fois, vingt fois, de fournisseurs, de revenir même à ses premières amours. On ne conçoit pas un homme, au contraire, se faisant nationaliser successivement chez six ou sept peuples et revenant de temps à autre à sa nationalité primitive.

On doit donc arriver à cette conclusion : en dépit des luttes des partis politiques qui se jalousent, se critiquent, se calomnient et se disputent le pouvoir ; en dépit de l’éventualité de guerre qui menace toujours les nations faibles de devenir la proie des nations fortes ; en dépit encore de la faculté d’émigration et de nationalisation, qui implique celle de dénationalisation, la concurrence permanente, indéfinie, toujours aux aguets, n’existe pas pour les administrations publiques dans le sens et avec l’intensité qu’on lui trouve pour les entreprises individuelles ou celles des associations libres.

Nous avons énuméré les principales faiblesses, soit de l’état en général, soit de l’état moderne. Voilà pour lui bien des causes de modestie. S’il faisait chaque soir, en l’absence de tout flatteur, dans le recueillement qui lui est interdit, son examen de conscience, il devrait juger qu’il a bien des défauts, que sa nature est pleine de contradictions, d’incohérences, qu’il doit se montrer prudent, réservé, limiter son action à ce qui est indispensable. Mais non, l’état moderne est présomptueux, comme les enfans, comme les victorieux ; ceux qui le détiennent sortent d’une lutte acharnée, sans cesse renouvelée ; ils ont les sentimens des triomphateurs, ils ont aussi l’emportement des détenteurs précaires.


II

On dira que ces faiblesses ou ces vices, les grandes associations libres, les sociétés anonymes gigantesques, en sont affectées au