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Le premier grand vice de l’état moderne, qui consiste en ce qu’il intensifie et prolonge pendant plusieurs années consécutives l’engouement ou l’entraînement que subissait le pays durant quelques jours, nous conduit à une seconde faiblesse qui dérive de la première. L’état moderne n’a pas une suite complète dans les idées, et il en a peu dans le personnel. Nous pouvons nous contenter, croyons-nous, d’énoncer cette proposition sans qu’il soit bien nécessaire de la démontrer. Tous les pouvoirs sortant d’élections qui se déjugent souvent, le personnel qui représente l’état est très variable. Plus le principe électif tient de place dans l’état, plus cette instabilité se fait jour. Autrefois elle n’atteignait que les ministres et certaines hautes fonctions bien rémunérées ; elle tend maintenant à pénétrer le corps administratif tout entier. La lutte politique, dans la plupart des pays, se livrant entre deux corps de doctrines sans doute, mais surtout entre deux armées de politiciens avides, la plupart sans ressources et affamés, il en résulte que le triomphe de chaque camp doit amener une épuration générale. Plus la société approche du régime démocratique pur, plus cette instabilité s’accentue : elle finit par devenir une règle et trouver une formule. Quand l’un des présidons les plus fougueux des États-Unis, le général Jackson, prononça le fameux mot : Victoribus spolia, aux vainqueurs les dépouilles, il parlait une langue qui est comprise des politiciens des deux mondes, et qui tend à devenir universelle. La France, sur ce point, se fait américaine. Pour ne citer qu’un petit fait, qui est singulièrement significatif, l’an dernier, à l’enterrement d’un haut fonctionnaire du ministère des finances, l’un de ses collègues, bien connu d’ailleurs, prenait la parole en qualité de doyen, disait-il, des directeurs-généraux du ministère : ce doyen avait quarante-cinq ou quarante-six ans, sinon moins. Que de révocations ou de mises prématurées à la retraite n’avait-il pas fallu pour amener ce décanat précoce !

Les anciennes monarchies, ou même une monarchie contemporaine autoritaire, comme celle de Prusse, sont dans de tout autres conditions. Là on tombe plutôt dans la gérontocratie. L’état, en effet, échappant, pour le recrutement de ses fonctionnaires, à ce choix éclairé, réfléchi, indépendant, auquel se livrent en général les particuliers pour les personnes qu’ils emploient, il lui est difficile d’éviter l’un de ces défauts : ou le caprice qui substitue chaque jour de nouveau-venus, sans apprentissage, aux hommes expérimentés ; ou une fixité qui fait de l’avancement à l’ancienneté la règle habituelle, qui décourage la plupart des natures d’élite, et qui maintient souvent au-delà de leurs forces, dans de hauts postes, des personnages vieillis. Ce dernier inconvénient, toutefois, est