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désastre immense ; mais, les jours suivans, la plupart des égarés reparurent soignés et ramenés par les Arabes.

En regard de ce dernier fait, politiquement et moralement considérable, il faut par malheur en placer un autre qui est tout contraire. Ce fut cinq mois plus tard, et dans l’est de la province. Le général Bandon, commandant de Bône, avait appris qu’un chérif, venu de Tunisie, prêchait aux Némencha la révolte. Aussitôt il se mit en campagne avec le 31e de ligne, la légion étrangère, le 5e hussards et les spahis. Arrivé sous Tebessa sans coup férir, il vit venir à lui, apportant la diffa pour les hommes et l’orge pour les chevaux, la grande tribu des Yaya-ben-Taleb. Le 1er juin, le général, qui allait s’engager chez les Némencha, dans la partie la plus âpre de leur territoire, mit en route pour Bône, sous l’escorte de cinq spahis commandés par un de leurs officiers, un petit convoi d’éclopés, de malingres et de soldats valides, mais qui, leur temps de service fini, devaient rentrer en France ; le total était d’une centaine d’hommes.

« Le lendemain matin, au petit jour, disent les mémoires du maréchal Randon, un homme entièrement nu, couvert de sang, se jetait dans une grand’garde de la légion, prononçant des paroles inintelligibles dans lesquelles revenaient souvent les mots : a Spahis… morto ! .. morto ! .. » Conduit à la tente du général, il fut reconnu pour un des spahis du convoi dirigé la veille sur Bône. D’après son dire, ils avaient été inopinément attaqués pendant une halte chez les Ouled-Yaya. Lui seul, pensait-il, avait échappé au carnage et à une poursuite acharnée, en jetant derrière lui burnous, turban, zéroual, et en se glissant dans les broussailles, malgré de nombreuses blessures. Quelques instans après, le kaïd des Yaya-ben-Taleb, Si-Mohammed-Tazar, se précipitait aux genoux du général et, d’une voix brisée par les sanglots, répétait sans cesse qu’il avait été trahi par les siens, qu’il ne voulait pas être le complice d’un pareil attentat, et que, ne pouvant le racheter que par son sang, il apportait sa tête. Le général ne perdit pas de temps en récriminations vaines ; il obtint sous peine du kaïd qu’il dirigerait lui-même l’expédition contre sa tribu, et, levant le camp, il lança sa cavalerie pour atteindre au plus vite le théâtre de cet affreux attentat ; peut-être serait-il possible de sauver quelques blessés et de reprendre quelques prisonniers ; mais, arrivé sur le lieu du massacre, plus d’espoir. Du nombreux campement des Ouled-Yaya, il ne restait plus trace : un hideux charnier, que se disputaient déjà les chacals et les vautours, lui avait succédé. Il était facile de reconstruire par l’imagination les péripéties de cet horrible drame. Ici, des cadavres étaient amoncelés : c’étaient ceux des malades surpris sans défense ; ailleurs, la terre piétinée attestait les efforts de