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qu’il serait conduit ou libre de se retirer aux lieux-saints. Jamais le nom de La Mecque n’avait été prononcé dans ses entretiens, soit avec le général, soit avec le prince. Assertion erronée, insinuation ou prétention, il y avait dans l’attitude nouvelle d’Abd-el-Kader un fait qui donnait à réfléchir et dont la gravité a pu servir de justification, tout au moins de prétexte, à des délais prolongés dont le gouvernement de Juillet, renversé deux mois après la reddition de l’émir, ne saurait être, en tout cas, responsable. A ceux qui reprocheraient encore à ce gouvernement de n’avoir pas dégagé la parole de La Moricière, il suffirait de répondre que, devenu ministre de la guerre six mois plus tard, La Moricière ne se crut pas en état de la dégager lui-même. La sûreté de l’Algérie ne permettait pas qu’Abd-el-Kader fût rendu sitôt à la liberté. Ce qui est devenu possible en 1852 ne l’était pas en 1848.

Personne n’aurait dû mieux le comprendre que le général Changarnier ; il ne l’a pas compris cependant, si l’on s’en rapporte au récit qu’il a donné dans ses mémoires d’une visite faite par lui, le 14 mars 1848, au prisonnier du fort Lamalgue. « Après l’avoir fait prévenir, dit le général, je fus introduit par le capitaine d’artillerie Boissonnet, attaché naguère à l’état-major du duc d’Aumale, qui l’avait placé, en qualité d’interprète, auprès de l’émir, dont il est devenu l’admirateur et l’ami. A notre entrée dans la chambre où Abd-el-Kader m’attendait en feuilletant un des cinq ou six gros volumes dont il était entouré, il se leva, dirigea sur moi ses yeux étincelant d’une ardente curiosité, exempte, comme la mienne, de malveillance. Après m’avoir enveloppé tout entier de son regard, pendant une minute, dont je profitai pour saisir l’ensemble de sa belle tête et de sa taille moyenne, élégante et souple, que la captivité n’avait pas encore épaissie, il m’offrit, d’un geste gracieux, sa place habituelle sur un tapis. Je préférai m’asseoir devant lui dans un fauteuil que le capitaine Boissonnet avait fait apporter. Quand celui-ci se fut accroupi entre nous, prêt à traduire nos paroles avec l’exactitude scrupuleuse d’un homme consciencieux, très intelligent, et parlant les deux langues avec une égale facilité, Abd-el-Kader abaissa ses paupières ornées de longs cils et sembla se recueillir dans sa prudence arabe. Il ne tarda pas à entamer le récit des circonstances qui, « sans combat, sans nécessité absolue, l’avaient mis entre nos mains, parce qu’il avait cru à notre loyauté. » Clair dans l’exposé des faits, invincible dans ses raisonnemens, simple et digne dans l’expression de sa douleur amère, mais contenue, il n’employa pas un seul mot violent à l’égard du prince « tombé à son tour dans le malheur, » ni du général (la Moricière), dont il croyait avoir surtout à se plaindre. Dans l’entraînement de notre conversation, il n’hésita pas à parler du massacre