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de généraux révolutionnaires au Champ de Mars, le 10 mai, à la fête de la distribution des aigles, et surtout l’apparition des uniformes de la légion polonaise, l’avaient ulcéré[1], et il ne lui pardonnait pas d’avoir dit dans son discours de Bordeaux : « Lorsque la France est satisfaite, l’Europe est tranquille. » — « Cette phrase, avait écrit le général de Castelbajac, a quelque peu fait tressaillir l’orgueil des vieux Russes, et l’empereur s’est écrié : « La France s’imagine donc qu’elle est l’axe du monde ? »

Solliciter l’appui de la Russie et pactiser avec la Pologne, rassurer l’Europe et la froisser par une affirmation hautaine, n’était pas, à coup sûr, le fait d’un esprit sagement pondéré.

Le prince-président ne se laissait pas décourager par le ton protecteur et la froide réserve que le tsar opposait à ses avances ; il persistait, malgré son mauvais vouloir pour la restauration de l’empire, à solliciter son appui, à lui offrir son alliance. Pour dissiper ses préventions et s’assurer ses sympathies, il frappait à toutes les portes et recourait à tous les moyens, aux envoyés secrets et aux femmes élégantes que la cour de Russie entretenait dans nos salons et dans nos alcôves pour être renseignée. Louis-Napoléon ne s’apercevait pas qu’on le payait d’eau bénite, qu’il se butait contre d’invincibles préjugés, et que pour les souverains de droit divin, et pour l’empereur de Russie particulièrement, il ne serait jamais qu’un parvenu de la fortune. S’il avait médité ses correspondances d’Allemagne, il eût renoncé à de vaines, à d’humbles démarches.

  1. Lettre du marquis de Castelbajac : « J’ai eu de la peine à tranquilliser l’empereur Nicolas sur l’apparition de l’uniforme polonais à la fête du 10 mai. Il y a deux choses sur lesquelles il ne transigera jamais : les révoltés polonais et les affaires de la religion grecque. Sur toutes les autres questions, il cède et cédera avec plus ou moins de facilité ou de bonne grâce aux nécessités politiques et à la raison. S’il exerce un pouvoir despotique, il n’en est pas moins forcé de tenir compte du sentiment religieux et de l’esprit national de son peuple ; c’est de là que vient sa force. Je ne crois pas aux convoitises de la Russie sur la Turquie. Depuis que je suis ici, je suis revenu des idées de l’Occident sur son ambition. La politique de Catherine n’est plus celle de l’empereur Nicolas. Depuis 1848, sa préoccupation est presque exclusivement le rétablissement de l’ordre en Europe et le développement commercial, agricole, industriel, moral, administratif dans son vaste empire. Il trouve que ce sont là les bases de la vraie puissance et de la prospérité de la Russie, et que cette tâche suffit à l’emploi de sa vie. Le grand-duc héritier a les mêmes Idées, et le comte de Nesselrode ne désire plus, quoique valide encore à soixante et orne ans, que le repos. Mais l’empereur ne consentira jamais à ce qu’on lui ferme les portes du Bosphore et de la Baltique, qu’une grande puissance s’empare de Constantinople, ni l’Allemagne du Sund. Mais il n’a aucune envie de s’en emparer lui-même, persuadé que la possession de Stamboul serait la dissolution de l’empire moscovite et le signal d’une guerre générale. Tenez pour certain ce que Je vous dis, et croyez qu’avant tout la Russie veut la paix, l’assimilation pacifique de la Pologne. Ces dispositions doivent finir par en faire l’alliée intéressée de la France. »