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adversaires, avait voulu simplement de jouer une tactique, que tout finirait par des démonstrations sans conséquence. Pas du tout, l’affaire semble s’aggraver beaucoup plus qu’on ne le croyait, et pourrait prendre avant peu un assez dangereux caractère. Évidemment M. Cleveland ne songeait pas à tout cela, il y a peu de temps encore, lorsqu’il signait ce traité sur les pêcheries, lorsqu’il laissait entrevoir des idées plus favorables à une certaine liberté commerciale. Il a suffi que l’intérêt électoral s’en mêlât, que les républicains ses adversaires eussent l’air de vouloir se servir contre lui de l’acte diplomatique le plus simple pour qu’il changeât complètement de ton et d’attitude. Aujourd’hui, par une volte-face subite, c’est M. Cleveland qui a pris l’initiative de la politique de représailles contre le Canada. Il ne s’est pas borné au message plus ou moins vif par lequel il a inauguré si lestement la plus singulière des évolutions ; il a provoqué les délibérations du congrès, il a réclamé des pouvoirs pour passer sans plus de retard, sans plus de façon, à l’exécution de son nouveau système. Il ne s’agirait de rien moins que de décréter immédiatement et sommairement la prohibition du transit des marchandises canadiennes par le territoire de l’Union, d’établir des droits de péage démesurés sur les bateaux de pêche canadiens qui se présenteraient dans les eaux américaines. Et la chambre des représentans, où domine une majorité favorable à M. Cleveland, s’est empressée de suivre le président. Le sénat, qui a fait tout le mal, qui a une majorité républicaine, le sénat à son tour, après avoir déjà longuement, violemment discuté le message présidentiel, semble assez disposé à voter ce qu’on lui demande. Bref, d’un instant à l’autre, à moins d’un revirement imprévu, une véritable guerre commerciale peut se trouver engagée entre les deux pays, sans préparation, sans autre raison que des intérêts ou des passions de parti s’agitant pour conquérir la présidence de l’Union.

C’est un fait certainement des plus graves, qui peut avoir les conséquences les plus imprévues. Les partis se sont jetés, pour ainsi dire, sur cette question et s’agitent aux États-Unis ; l’opinion s’est aussi émue dans le pays canadien. Le message du président Cleveland, les mesures proposées, les manifestations quelque peu menaçantes des Américains contre l’indépendance canadienne, tout cela a eu aussitôt un inévitable retentissement à Ottawa et à Québec. Le sentiment national, toujours très vif chez les Canadiens, a éclaté dans la presse, dans les meetings, dans le pays tout entier. Les ministres eux-mêmes, sans trop s’expliquer, il est vrai, en gardant une certaine réserve sur ce qu’ils se proposent de faire, n’ont point hésité à faire appel au patriotisme du peuple. On a parlé tout haut, fièrement, de soutenir la lutte, dût-elle ne pas rester simplement une guerre commerciale. Évidemment le Canada n’est pas aussi facile à annexer ou à dévorer que le laisseraient croire les forfanteries des meneurs électo-