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Un dernier trait n’est pas moins caractéristique du génie de Buffon : c’en est la souplesse, ou peut-être et plutôt la perfectibilité. Là est l’explication d’une certaine difficulté qu’on éprouve à le lire, et surtout à le suivre ; là aussi l’explication principale des contradictions que l’on a relevées plus d’une fois dans son œuvre ; et là enfin l’explication de la diversité des jugemens que l’on en a portés. Les trois premiers volumes de l’Histoire naturelle parurent en 1749, les Époques de la nature en 1787, et, pendant ces quarante années, pas un seul jour Buffon n’a cessé d’étendre, de rectifier, de modifier, d’élargir et d’approfondir, de corriger ses idées. Très différent en cela de quelques-uns de ses contemporains, de Montesquieu, par exemple, dont on a pu dire que l’Esprit des lois était déjà contenu dans ses Lettres persanes, ou encore de Rousseau, qui a vécu du fonds d’idées qu’il s’était fait dans son Discours sur l’origine de l’inégalité, Buffon a constamment travaillé sur lui-même et recommencé, d’année en année, son éducation scientifique. Aussi son Histoire naturelle manque-t-elle un peu d’ordre et d’unité ; les parties n’en semblent pas avoir de justes proportions entre elles ; et sous l’assurance qu’il affecte ou dont la fermeté de son style est l’expression extérieure, la vérité est que Buffon ne sait bien souvent quel choix faire entre la diversité des hypothèses que la fécondité de son imagination lui suggère. Pour ne parler ici que d’une seule question, Flourens n’hésitait pas à en faire le partisan décidé de la fuite des espèces, et à l’appui de son dire il abondait en citations topiques. Mais M. de Lanessan n’en a pas apporté de moins nombreuses ni de moins caractéristiques pour prouver qu’au contraire, avant Lamarck et Darwin, Buffon avait conçu la doctrine de l’indéfinie variabilité des espèces. Et cela, si je ne me trompe, signifie deux choses à la fois : la première, que Buffon, sur cette question comme sur bien d’autres, a longtemps ou toujours hésité ; et la seconde, que, puisque l’on peut le réclamer pour soi des deux parts, c’est que l’étendue de son regard avait d’abord embrassé l’horizon de la question tout entière.

Nous n’avons point ici qualité pour le juger comme savant, c’est-à-dire pour essayer de mesurer avec exactitude ce que lui doit l’histoire naturelle. Mais, pour toutes les raisons que nous venons de dire, il nous semble bien difficile que son œuvre scientifique ait péri tout entière. En tout cas, on a vu, s’il faut mettre les choses au pis, que la plupart de ses « erreurs » semblent être aujourd’hui plus voisines de la science naturelle que beaucoup de prétendues « vérités » qu’on leur opposait il n’y a guère plus de vingt-cinq ou trente ans. Nous pouvons ajouter qu’à défaut de ce mérite, il aurait celui d’avoir mis la science naturelle dans ses véritables voies, puisque sans lui, sans ses ouvrages, sans leur influence, on ne voit pas à quelle école se seraient formés tous les naturalistes qui l’ont suivi, les Lamarck, les Cuvier, les Geoffroy Saint-Hilaire, pour ne nommer que les plus illustres. Et quand