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ou va-t-elle, après dix siècles, lui trouver une forme nationale en dehors des vieux moules traditionnels ? Cela même est malaisé.

Une ambition reste permise à ce peuple de foi, c’est moins d’inventer un nouveau type de christianisme que de s’approprier l’esprit évangélique. C’est par là surtout que la Russie pourrait être originale, par là qu’elle pourrait étonner notre Occident vieilli, en train de redevenir à demi païen. Ainsi le comprennent d’instinct nombre de ses réformateurs lettrés ou illettrés ; presque tous ont moins de souci du dogme que des vertus évangéliques. Leur idéal, souvent inconscient, est d’appliquer la morale du Christ à la vie publique non moins qu’à la vie privée, aux rapports entre les groupes humains et les peuples aussi bien qu’aux rapports entre les individus. Les questions sociales ou politiques, les questions internationales mêmes, ces croyans voudraient les résoudre par la charité et la mansuétude. Ce qu’ailleurs ont vainement rêvé des saints ou des sages, ce qu’ont en vain tenté des rois et des inquisiteurs à l’aide du chevalet et du bûcher : bâtir un état chrétien, ce peuple chrétien n’en désespère point, et, pour y réussir, il ne compte que sur l’amour. Ne raillons point sa jeunesse. Faire passer l’évangile dans la vie d’une nation, en extraire, pour ainsi parler, la vertu sociale, en faire sortir le règne de l’humaine fraternité et de la paix divine : heureux le peuple qui s’attribuerait une telle mission, et mal inspiré qui l’en découragerait ! Mais alors même gardons-nous des utopies millénaires. La terre ne sera jamais un paradis. Sa vision de justice et d’amour, le Russe ne la verra jamais pleinement réalisée. Cela ne saurait être donné à des êtres de chair et de sang.

Quelques Russes (et Tolstoï est peut-être de ceux-là) semblent croire que la vocation de la Russie est de sauver le christianisme en en abandonnant les formes et les dogmes. Encore une illusion que l’expérience risque de mettre en pièces. Garder du christianisme l’esprit, l’essence divine : la morale et la charité ; sublimer en quelque sorte l’évangile, d’autres ont fait ce rêve avant le Slave russe. Séparer, dans la religion, l’âme du corps, laisser périr l’un en faisant vivre l’autre, je ne sais s’il est entreprise plus téméraire. Un individu y pourra réussir ; une génération, peut-être ; un peuple, non. Le flacon brisé, que restera-t-il du parfum une fois évaporé ?


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.