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soldat qui gagne les batailles ; le général n’y est pour rien. Mais, pour attribuer toutes les grandes choses au peuple et à l’homme du peuple, il n’a garde d’en faire un dieu. Il est aussi réfractaire à l’idolâtrie démocratique qu’au heroes-worship.

S’il l’exalte en face de l’homme civilisé, ses portraits du moujik n’ont rien de flatté. Ses paysanneries ne sont pas des idylles ; ses paysans semblent, le plus souvent, ce que M. Taine appelait un jour : des pochards mystiques. Qu’on lise la Puissance des Ténèbres, Tolstoï montre ses villageois « englués dans le péché, » pareils à des brutes abjectes. Par où se relève ce moujik qu’il se plaît à rabaisser en même temps et à offrir en modèle ? Par la charité, par la foi. Son héros favori est Akim, le vieux paysan vidangeur, dont toute parole est un bégaiement ; plus l’homme semble bas et borné, plus Tolstoï a de joie à faire éclater chez lui ce qui fait la vraie grandeur de l’homme, le sentiment moral. Au fond des ténèbres opaques qui pèsent sur ses paysans, il aime à faire briller la petite lueur de la conscience, pâle veilleuse qui tremble dans la nuit de leur âme. C’est là, dans leur cœur, qu’est le principe de la régénération des misérables ; de là seulement peut leur venir la vraie lumière.

L’apostolat du peuple, telle est la mission que Tolstoï semble avoir donnée à sa verte vieillesse. Lui aussi « est allé au peuple ; » il s’est plu à en partager la vie et les labeurs ; mais plus heureux que les révolutionnaires ses prédécesseurs, il a su parler la langue du moujik et s’en faire comprendre. Il est allé au peuple, non pour attiser ses haines et ses convoitises, mais pour lui apprendre l’amour et le sacrifice. Racine, ayant renoncé au théâtre, versifiait des tragédies bibliques que les jeunes filles nobles jouaient devant le grand, roi. Tolstoï, ayant renoncé au roman[1], écrit des contes populaires qu’il fait vendre par des colporteurs quelques kopeks, sans accepter aucun droit d’auteur. « Naguère, disait-il en 1886 a M. Danilevsky, nous comptions en Russie quelques milliers de lecteurs ; aujourd’hui, ces milliers sont devenus des millions, et ces millions d’hommes sont là, devant nous, comme des oiseaux affamés, le bec ouvert, et nous disent : « Messieurs les écrivains, jetez-nous quelque nourriture, à nous qui avons faim de la parole vivante. » Et lui, l’auteur de Guerre et Paix, il leur donne la becquée, distribuant à ces humbles la pâture qui leur convient, des contes et des légendes. Il s’en vend des millions d’exemplaires ; c’est que Tolstoï

  1. Ses admirateurs se réjouissent, me dit-on, de ce qu’enfin il a entrepris un nouveau roman où il montrerait la folie, ou mieux la sottise de l’amour. Puisse cette nouvelle être vraie !