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traité ces apôtres en gants blancs avec beaucoup plus de ménagemens que les prophètes en peau de mouton. « Jusque dans la haute société, disaient ses rapports annuels, il s’est rencontré des insensés qui ont abandonné la foi de leurs pères pour des doctrines absurdes apportées par des sectaires de passage. » Non content de leur reprocher de troubler la foi des simples, M. Pobédonostsef les accusait de prêter un appui moral et matériel aux sectes du peuple, notamment aux stundistes. Le beau monde tient rarement, en Russie, contre la défaveur officielle. Le pachkovisme des salons est déjà en décadence. Les rigueurs du pouvoir ne semblent pas cependant avoir entièrement arrêté la propagande évangélique, en province du moins. En 1886, par exemple, le tribunal de Novgorod condamnait à la prison deux hommes coupables d’avoir prêché « l’hérésie de Pachkof. » L’année suivante, on signalait, dans la même région, un nouvel apôtre de la même doctrine[1]. Le haut procureur se plaint, dans ses comptes-rendus, du prosélytisme de certains propriétaires[2]. Quand la vigilance du laïque berger, préposé à la garde des âmes russes, écarterait du bercail tous les loups déguisés en brebis, nombreuses resteraient les ouailles infectées d’une sorte de protestantisme inconscient. Lord Radstock ne fût pas venu édifier l’aristocratie pétersbourgeoise que l’évangélisme à demi mystique, à demi rationaliste n’en eût guère été moins fréquent chez les orthodoxes du peuple ou du monde qui allument une lampe au-dessus des images saintes[3].


IV

La parole de vie qu’appellent, des salons comme de l’izba, les affamés de justice et de vérité, est-ce à des étrangers de l’apporter à la sainte Russie ? N’est-ce pas plutôt à des fils de sa chair ? et, entre tous, qui en semblait plus capable qu’un de ses grands écrivains, qu’un Dostoïevsky ou un Tolstoï, un de ces magiques évocateurs d’âmes qui ont su fondre en eux-mêmes l’homme du peuple et l’homme civilisé, et exprimer tous les troubles et les tourmens de

  1. Vestnik Evropy, Juin 1880, février 1887. Cf. mars 1888.
  2. Ainsi, dans le compte-rendu pour 1885, M. Pobedonostsef imputait l’apparition du pachkovisme dans le gouvernement de Voronége à la propagande de la veuve d’un général, Mme Tcherkof.
  3. Le radstockisme n’est pas le seul emprunt récent de la société russe à l’étranger On peut encore mentionner un petit groupe d’irwingites, avec leur bizarre hiérarchie d’apôtres, de prophètes, de pasteurs, d’évangélistes. La doctrine d’Éd. Irwing, née en Angleterre vers 1830, a été introduite à Pétersbourg par le docteur Dietmann. Ses adhérens ont un oratoire rue Serguievskaïa. On cite, parmi eux, la princesse D. K., sœur du gouverneur-général du Caucase.