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Le beau monde de Pétersbourg a, sur la fin du règne d’Alexandre II, donné un pendant à la stunda des moujiks du Midi. C’est ce qu’on pourrait appeler le stundisme des salons[1]. Dans la résidence impériale, le remueur des âmes ne pouvait être un simple pasteur ou un vulgaire coloniste allemand. Un monde aussi blasé voulait un autre prophète. La parole de Dieu lui fut apportée par un lord anglais. C’était, chez lord Radstock, une vocation ; il avait commencé son apostolat dès le collège d’Eton ; il l’avait continué dans l’armée de la reine. Il s’était même à son passage fait entendre dans quelques maisons de Paris. C’est à Pétersbourg que ce missionnaire de qualité devait récolter la plus ample moisson. Il y fut vite à la mode : ses familières homélies faisaient concurrence aux séances des spirites fort en vogue au même moment. Il prêchait dans les soirées, ou au five o’clock tea, comme les prophètes populaires autour du samovar, dans les tavernes. C’était, d’habitude, en français, que lord Radstock instruisait les dames russes. Les sceptiques avaient beau jeu à railler le « lord apôtre[2]. » Pour tomber sur le tapis des salons, la semence évangélique n’en levait pas moins.

Lord Radstock trouva un précieux auxiliaire dans un propriétaire russe, riche, élégant, renommé en sa jeunesse comme valseur, M. Pachkof. Une de ses anciennes danseuses me racontait qu’il avait un soir entrepris de la catéchiser durant une mazurka. A M. Pachkof se joignirent d’autres gentilshommes, notamment le comte Korf et jusqu’à un ancien ministre, le comte Alexis Bobrynsky.

Il serait injuste de ne voir dans le padikovisme ou radstockisme qu’un caprice de la mode. Lord Radstock était apparu à Pétersbourg en 1878 et 1879, à une heure troublée, au début de la crise « nihiliste, » alors que nombre d’âmes dévoyées cherchaient autour d’elles un consolateur ou un guide. Ni lord Radstock ni M. Pachkof ne prétendaient inventer une doctrine. Ils évitaient les controverses dogmatiques, se bornant à commenter l’évangile. Une des causes du succès de cette sorte de revival mondain, c’est qu’il répondait à un besoin spirituel naguère encore trop négligé du clergé orthodoxe. Les prêtres délaissant la prédication, les laïques prêchaient à leur place.

Les pachkovites ne sortent pas de l’église ; ils montrent combien, faute d’autorité doctrinale, il y a de liberté pratique dans les murs de cette vieille église. En fait, l’enseignement de ces évangéliques orthodoxes a une teinte protestante, calviniste ; il repose sur

  1. Le Stundisme (de l’allemand Stunden, Heuret) est une secte récente, à tendances protestantes, née dans les campagnes de la Nouvelle-Russie au contact des colons allemands, luthériens on anabaptistes.
  2. Lord Apostol, titre d’un roman satirique du prince Mechtchersky.