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de l’empereur Alexandre Ier, attiré vers la Molotchna par son penchant pour l’illuminisme. En 1817 ou 1818, des quakers d’Angleterre eurent la curiosité de faire connaissance avec ces frères de l’Azof, qu’on leur avait représentés comme des coreligionnaires. Ils se réjouirent d’avoir découvert en Russie une nouvelle Pensylvanie, et discutèrent par interprètes avec les principaux doukhobortses, s’émerveillant de leur connaissance de l’Écriture et s’effrayant de la hardiesse de leurs spéculations[1].

Une vingtaine d’années plus tard, en 1843, les bords de la Molotchna furent visités par Haxthausen ; mais, déjà, la plupart des doukhobortses en avaient été expulsés. La mort de Kapoustine, leur législateur, les avait livrés à l’anarchie, et, en 1841, l’empereur Nicolas avait donné l’ordre de transporter au Caucase tous les hérétiques qui ne voudraient pas rentrer dans le giron de l’orthodoxie. Près de 8,000 sectaires des deux dénominations durent ainsi émigrer dans la Transcaucasie. Ils y ont fondé des villages, aujourd’hui encore prospères. Quelques groupes de ces exilés ont poussé jusque dans les dernières conquêtes du tsar. Sur le territoire de Batoum et de Kars, on en comptait, au printemps de 1888, plusieurs milliers vivant de culture et de jardinage. Comme tant d’autres hérétiques, ces chrétiens spirituels ont été les pionniers de la colonisation russe.

Les athlètes de l’Esprit et les buveurs de lait diffèrent par plusieurs points de leur doctrine. La première secte, aujourd’hui la moins importante pour le nombre, est la plus originale par ses croyances. Comme celui de Léon Nikolaïévitch, son rationalisme est tout imprégné de mysticisme. Entre les doukhobortses modernes et les bogomiles du moyen âge, on a cru retrouver plus d’un trait de ressemblance. Des Russes, jaloux de ne rien devoir à l’Occident, ont même imaginé de secrètes infiltrations de l’hérésie bulgare à l’hérésie russe. L’enseignement des doukhobortses semble, malgré ses obscurités, un des plus hardis efforts de la pensée populaire. Dans leur interprétation des dogmes et des mystères, on retrouverait, chez ces rustiques théologiens, plus d’une thèse de tel ou tel philosophe dont le nom même n’est jamais parvenu à leurs oreilles.

Tandis que le molokane, d’accord avec les protestans, fonde toute la religion sur la Bible, le doukhobortse n’accorde aux saints-livres qu’un rôle secondaire. Il fait une large part à la tradition, appelant l’homme le livre vivant, par opposition à l’Écriture,

  1. Voir the Quakers, par Cuningham. Edinburg, 1868. Livanof, Raskolniki i Ostrojnki, t. II. Haxthausen, Studien, t. I, p. 412.