Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/423

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

XVIIIe siècle que les tendances protestantes prirent corps dans les deux sectes sœurs des doukhobortses et des molokanes. Le premier apôtre des athlètes de l’Esprit semble un ancien soldat ou sous-officier, probablement étranger d’origine, peut-être un prisonnier allemand, qu’on rencontre, vers 1740, dans un village des slobodes de l’Ukraine. De l’Ukraine, la nouvelle doctrine passa dans la région de Tambof, où elle fut propagée par un prophète nommé Pobirokhine. C’était, paraît-il, un homme impérieux, violent, à la fois mystique et fanatique, qui gouvernait ses adhérens en despote. Son gendre ou beau-frère (ziat) Ouklein, un tailleur de pierre, entra en lutte avec lui et forma une communauté dissidente d’où proviendraient les molokanes de Tambof. Cet Ouklein, poussant la doctrine dans le sens du rationalisme, en élimina les élémens mystiques. Avant la fin du XVIIIe siècle, les molokanes avaient pénétré jusqu’au Volga et à Moscou.

Ces nouveautés n’échappèrent pas à l’attention du clergé et du gouvernement. Le nom de molokanes se rencontre dans un rapport au saint-synode dès 1765. Paul Ier persécuta ces réformés russes pour des motifs plutôt politiques que religieux, leur radicalisme théologique les ayant amenés à une sorte de radicalisme politique. Alexandre Ier se montra plus tolérant envers eux, après avoir fait faire une enquête dans leurs villages par les sénateurs Lopoukhine et Méletsky. Les sectaires, qui, sous Paul Ier, avaient été, en partie, exilés en Sibérie, demandèrent à être réunis dans une contrée nouvelle. On leur assigna des terres, vers 1800, sur les bords de la Molotchna, dans les environs de Mélitopol, au nord de la mer d’Azof. Les doukhobortses formèrent là une sorte de république théocratique où, une trentaine d’années avant la naissance de Léon Tolstoï, ils appliquèrent les principes de l’auteur de Que faire ? et de Ma Religion, vivant en frères, du travail de leurs mains, sans police ni tribunaux, sans autre code que l’évangile. Un ancien caporal, du nom de Kapoustine, fut leur législateur, et les gouverna avec ce génie pratique si commun chez les sectaires russes.

A côté des athlètes de l’Esprit furent colonisés des molokanes, qui se constituèrent en communauté distincte, formant, près des doukhobortses, une seconde Salente évangélique. Les adhérons des deux sectes sœurs vécurent là en paix, un demi-siècle, dans le voisinage de Tatars musulmans et de colons allemands anabaptistes, sans querelles de race ou de religion ni avec les Tatars ni avec les Allemands, car, longtemps avant Tolstoï, ils avaient, eux aussi, proclamé la fraternité humaine et condamné toute violence contre des hommes d’un autre sang ou d’une autre foi.

Cet Israël des steppes reçut plusieurs visites, entre autres celle