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autre, sans doute, aurait pitoyablement échoué sur cette singulière légende, tirée de je ne sais quels manuscrits, qui raconte que, sous le pontificat de Liberius, en 352, un riche patricien de Rome et sa femme se lamentaient de n’avoir point d’enfans. La sainte vierge leur apparaît en songe et leur promet une postérité, s’ils lui élèvent une basilique à l’endroit qu’elle leur désigne. La jeune patricienne, effectivement, devient grosse, et les époux alors s’en vont trouver le pape Liberius et le prient de les aider à accomplir leur vœu. Le pape leur accorde pleine créance, et bâtit Sainte-Marie-Majeure sur le mont Esquilin. D’après une autre légende, la seule connue à Rome, la place et même le contour de la célèbre basilique auraient été désignés au pontife par une neige miraculeuse tombée au mois d’août. Mais peu importe, Murillo a trouvé un chef-d’œuvre dans le récit de son chanoine, par un mélange hardi et charmant du surnaturel, avec la bonhomie, la familiarité la plus intime. Sur ce dernier point même, il va jusqu’aux plus extrêmes limites.

Ainsi, une apparition qui se présente simultanément à deux époux au milieu de la nuit, c’est un thème difficile et scabreux ; mais le peintre se tire de là par un tableau familier. Le mari s’est endormi au milieu d’une lecture, accoudé sur une table, la femme s’est affaissée au pied de son lit, son mouchoir à la main, son petit chien blanc à ses pieds et son ouvrage de broderie dans une corbeille à côté. Car le peintre, naturellement, n’a pas recherché les costumes romains de 352 et s’est contenté de montrer de beaux seigneurs du temps de Charles II. Et il a bien fait. Quels motifs de couleur il s’est donnés ! Mais voilà qu’au-dessus de ces bonnes gens, surpris par le sommeil dans le tête-à-tête paisible et presque bourgeois de leur veillée, le ciel s’ouvre éblouissant de clartés idéales, et la vierge Marie apparaît, jeune, belle, un sourire ami sur les lèvres ; et, pressant d’une main son divin enfant, elle étend l’autre vers le lointain, où l’on voit la verte colline destinée au temple. Et l’art suprême du peintre, c’est que cette vision, entre cet honnête mari et cette brave femme qui dorment profondément, paraît la chose la plus naturelle du monde, une chose arrivée.

Mais, en face, voici nos époux qui viennent présenter leur requête au pape, agenouillés devant lui, et dans leurs plus beaux atours. La jeune mère étale fièrement sa grossesse, le mari raconte le cas avec une parfaite candeur, tandis que le pape, assis sur son trône, les écoute, moitié grave, moitié paternel, et qu’un malicieux bonhomme de prélat ajuste des besicles pour-mieux constater la preuve de l’intervention céleste. Tout cela est d’une adorable naïveté,