Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/415

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

montrant les instincts, ou plutôt l’âme de Murillo et ce qu’il osait déjà, dans la voie du réalisme, jeune et presque inconnu.

Les exemples parfaits de cette tendance ne manquent pas, si ce n’est qu’ils sont trop dispersés. Du Prado, où nous admirons la jeune Paysanne gallicienne, qui montre en riant quelques pièces de monnaie, — une Perrette qui a su vendre son pot au lait, — et la Vieille fileuse, deux études à mi-corps, pleines de vigueur et d’une couleur superbe, passons à la Pinacothèque de Munich. Il y a là cinq toiles de Murillo, toutes pareilles par leurs dimensions et par le caractère des sujets traités, sinon par le style, et qui viennent, les unes de l’ancienne galerie électorale de Munich, les autres de celle de Manheim. Trois d’entre elles sont des merveilles. Regardez ces deux gamins, affreusement dépenaillés et de la mine la plus délurée, assis côte à côte sur un banc de pierre, dans une méchante masure, sombre et éclairée par le fond. Les drôles déjeunent gaîment. L’un découpe et dévore les tranches d’une pastèque, l’autre mordille, suspendue au-dessus de sa bouche, une belle grappe des raisins dont un panier est plein à ses pieds ; et tous deux échangent en même temps un regard si fripon que l’on devine la provenance de leur repas. — Comme pendant à cette facétie picaresque, une autre masure, où une vieille femme épouille paisiblement un petit gueux étendu à terre entre ses jambes, et qui, fort insouciant de l’opération, dévore à pleine bouche un pain et joue avec son chien. Ces deux tableaux, le premier surtout, sont des chefs-d’œuvre de cette manière du maître que les Espagnols appellent le style chaud, et avec grande raison. Car la sobriété des tons a une telle chaleur, les objets s’enlèvent baignés d’une telle lumière dans ces masures sombres, que l’on a vraiment la sensation des pays du soleil. Et ce qui est bien du même pays, c’est cette pauvreté joyeuse qui ne semble même pas soupçonner une autre existence. L’artiste a rendu avec un accent impitoyable cette philosophie à la don César de Bazan.

Arrêtons-nous encore devant une autre scène, gracieuse et toute charmante celle-là, véritable idylle populaire. Une jolie fillette de dix à douze ans, assise en plein air, sur une grosse pierre, compte sérieusement dans sa main les maravédis qu’elle vient de gagner en vendant des raisins et des oranges. Un petit compagnon, frère ou camarade, accroupi à ses pieds, tient le panier de fruits et contemple avec joie les piécettes ; rien de plus joli, de plus frais, que ces deux enfans, honnêtes et propres dans leurs pauvres habits. La fillette, avec un rayon de soleil tombant sur son épaule nue et un nœud rouge piqué dans ses cheveux noirs, est la plus adorable petite Andalouse. Et, pourtant, pas la moindre mièvrerie, ni dans l’idée, ni dans les types, ni dans l’exécution, qui est