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créations sous des formes variées sans cesse par les transformations de sa palette, au gré de sa puissante imagination, et sans doute aussi suivant une convenance secrète qu’il établit entre l’idée et son expression pittoresque.

Cette variété même rend difficile l’analyse d’une œuvre aussi vaste que celle de Murillo. Ainsi je ne m’arrêterai pas à ses tableaux purement mystiques, qui ont plus fait cependant que tous les autres pour la renommée du sublime enchanteur. Mais ils lui ont nui aussi : car c’est là que, entraîné par de trop nombreuses commandes, il n’est pas toujours égal à lui-même. De toute façon, les meilleures de ces toiles radieuses, les plus belles et les plus suaves Conceptions, les visions éblouissantes où l’Enfant-Dieu descend dans des vapeurs d’or, ce ne sont pas là les vrais chefs-d’œuvre de Murillo. Ceux qu’il préférait lui-même sont des créations d’une pensée et d’un art bien autrement puissans, mais d’un art aussi tout à fait naturaliste. Autant que pas un de ses compatriotes, ce tendre rêveur a aimé la nature populaire, triviale et même laide ; autant que pas un, il a excellé à la peindre, et c’est le caractère le plus saisissant de son génie que ce double courant, cet emportement simultané vers le ciel et la terre. C’est aussi ce qui prouve la sincérité de son âme et de son pinceau. Ce vif penchant pour le peuple était inné en lui et se révéla de très bonne heure, sous une forme bien hardie. A peine en possession de la plénitude de ses moyens, à l’époque même où il peignait la Nativité du Louvre, il se permit de traduire des scènes de l’évangile avec une familiarité et un sans-gêne qui laissent loin les autres Espagnols, et Rembrandt et ses élèves. Regardez, au Prado, la Sainte Famille dite du Pajarito. M. Uhde lui-même n’oserait pas davantage. Une chambre nue et misérable, avec les outils du charpentier appendus au mur et, dans un coin, un rouet. Saint Joseph et la Sainte vierge, assis en face l’un de l’autre sur des escabelles, contemplant le petit Jésus, qui, s’appuyant d’une main sur le genou de son père nourricier, de l’autre lutine un petit chien avec un oiseau qu’il tient dans sa main. Cet homme, cette femme, cet enfant, est-ce la Sainte Famille ? Qui le croirait ? Ils sont habillés de misérables vêtemens populaires, sans aucun style, et, à leurs figures communes et bonasses, à leurs attitudes vulgaires, il est difficile de voir en eux autre chose que de pauvres artisans de Séville, comme devaient être les parens de Murillo. L’Enfant-Dieu lui-même n’a pas le moindre caractère idéal, et cette peinture n’en fut pas moins très appréciée dans la catholique Espagne ! Le parti-pris de l’auteur se manifeste ici par la perfection même de l’œuvre, qui est superbe, traitée uniquement par des tons noirs, gris et blancs, et avec une largeur, une simplicité austère et un