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extérieure dont ils savaient faire le fond même de leur existence[1]. »

L’exécution de l’artiste a grandi avec sa pensée. Modelé et vigueur des têtes, ampleur, style et souplesse de ces frocs de laine blanche, tout est à souhait. En m’arrêtant devant chacun de ces étonnons portraits dont je ne pouvais me détacher, un souvenir hantait ma pensée : le fameux Saint Bruno de Houdon, à la chartreuse de Rome. C’est bien la même incarnation de l’idéal du moine, le même style, la même grandeur, le même effet. Et ainsi le maître espagnol, d’étape en étape, est arrivé, sans le savoir, à la suprême beauté pittoresque telle que l’entendirent les Grecs, à la peinture sculpturale. L’idéal rêvé et cherché pendant tant d’années par Ingres- au milieu des marbres antiques, Zurbaran l’a trouvé par la seule logique de son génie. Et, si les Grecs ont eu raison dans leur esthétique de la peinture (ce qu’il nous est malheureusement impossible de déterminer), il faudrait prendre au pied de la lettre le compliment de Philippe IV à Zurbaran, un jour qu’il le surprit-dans son atelier au moment même où il signait : « peintre du roi, » — « et roi des peintres, » ajouta le pompeux monarque.


IV

Ce compliment royal, si nous restons dans les théories grecques, n’eût pas été, certes, moins bien adressé à Velasquez, puisque les anciens semblent aussi avoir mis le comble de l’art en peinture dans l’imitation littérale de la nature ; témoin la fameuse anecdote des raisins de Zeuxis et du rideau d’Apelle. Le naturalisme serait donc tout simplement renouvelé des Grecs. Quoi qu’il en soit, personne ne le portera jamais plus loin et plus haut que Diego Velasquez, et rien ne peut rendre l’impression que donne ce génie quand on le rencontre pour la première fois au Prado, eût-on déjà quelque idée de lui par le célèbre portrait d’Innocent X. C’est l’apparition soudaine d’un monde inconnu et féerique. Car si nous sommes ici aux antipodes des Italiens, nous sommes très loin aussi ; de Rembrandt. Que l’on préfère l’un ou l’autre, peu importe : on reconnaîtra toujours que Velasquez n’a aucun parent, pas le moindre sosie, ni en Espagne ni ailleurs, et qu’à la magie de son œuvre s’ajoute le prestige de ce souverain isolement.

Aussi, devant cette mystérieuse puissance, peut-être l’artiste serait-il saisi de crainte et de découragement, si, au milieu de ces soixante chefs-d’œuvres, dont pas un ne ressemble à l’autre,

  1. Montalembert, les Moines d’Occident. Introduction.