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l’entrée évaporée de Juliette, et ses vocalises, et la plus que médiocre valse, exigée sans doute par la cantatrice au mépris du personnage qu’elle représente. Il est inadmissible que Juliette se pose d’abord en virtuose dans cette fête qui doit décider de sa vie.

Charmant, au contraire, le double madrigal : Ange adorable ! Notons la différence entre cette première rencontre et celle de Faust avec Marguerite. A l’appel d’un inconnu, Marguerite répond à peine ; elle rougit et passe son chemin. Juliette, au contraire, écoute ; elle laisse Roméo, un inconnu aussi, lui parler à l’oreille. Puis elle répond, et par une phrase semblable, avec une semblable courtoisie ; elle ne marque ni trouble ni honte. Alors s’engage un dialogue gracieux, non sans une pointe de coquetterie et de préciosité. Il y a là, à propos d’un baiser reçu, mais non rendu par la jeune fille, des concetti dans le goût de l’époque, auxquels conviennent bien le contour un peu alambiqué de la musique et l’enlacement des deux voix. Et puis, chez Juliette, à son tour, le coup de foudre, mais cette fois fortement exprimé par la musique et fixant pour toujours cette âme qui vient de se donner et ne se reprendra plus. Si je ne puis être à lui, que le cercueil soit mon lit nuptial. Sombre et belle promesse d’une bouche et d’un cœur de quinze ans. Sombre et belle musique, à l’accent farouche, martelée sur quelques notes qui descendent résolument vers la tombe, tandis que l’orchestre répète obstinément la même plainte, la même menace. Pour Juliette, cette adorable enfant dont un seul mot d’amour a fait une femme héroïque, on entrevoit la douleur, la mort. Les parens, comme le dira plus tard Roméo, les parens ont tous des entrailles de pierre. A Vérone, au temps des Capulets, les pères disaient déjà comme Argan : « J’entends marier ma fille pour moi et non pour elle. » Ils le disent encore.

L’acte devrait finir par le serment de Juliette et non par une reprise du bal, qui gâte l’effet dramatique[1]. De plus, je ne voudrais pas ici d’entracte, ou presque pas. J’aimerais voir tout de suite le balcon de Juliette, sentir tout de suite, après la fête, la solitude, la nuit, l’amour.

Le second acte est à lui seul un chef-d’œuvre et la merveille de Roméo. Il ne s’enferme pas dans une coupe régulière. Il s’affranchit des traditions, même de celles du maître ; il commence en dialogue, en causerie où la tonalité, le mouvement, le rythme, varient continuellement, avec une pleine liberté, selon les nuances les plus délicates du sentiment. A la fin, seulement, l’entretien s’achève en

  1. Cette fin est indiquée comme variante, mais comme variante seulement, à la fin de la partition.